Il y a un an, en mars 2020, le groupe flamand Roularta rachetait les 50% que le groupe Bayard détenait dans Senior Publications, l'éditeur en Belgique de Plus Magazine, mensuel pour 55+ successeur de Notre Temps/Onze Tijd, la version belge du titre créé en France par le groupe Bayard. On se demandait alors pourquoi Télépro, autre copropriété de la religieuse maison parisienne et du groupe roulersois, n'avait pas suivi le même chemin, et n'était pas, lui aussi tombé à 100% dans l'escarcelle du groupe flamand. Roularta truste en effet actuellement tout (ou presque) ce qui est possible de racheter dans le monde de la presse magazine en Belgique, tout en s'étendant dans le même créneau à l'étranger.
LES MÂNES DES FONDATEURS
La réponse qui pouvait venir à l'esprit était que, peut-être, le puissant groupe catholique français, propriété de la la congrégation religieuse des Assomptionnistes, souhaitait garder un œil sur la gestion de Télépro, ce magazine étant présent sur un marché potentiellement idéologiquement sensible du côté valeurs chrétiennes : celui de la presse de programmes télé. On sait à ce propos qu'un certain "radicalisme" est en train de s'opérer dans le monde catholique français, qui préfère se replier sur lui-même et défendre des "valeurs éternelles" plutôt que de s'adapter à la société dans laquelle il vit. La presse catholique française, et en particulier celle du groupe Bayard, va dans le même sens.
Par ailleurs, la présence d'un pôle à connotation chrétienne dans l'actionnariat du titre ne pouvait que rassurer les mânes des fondateurs du magazine, tous issus de la mouvance chrétienne verviétoise. A commencer par celle du célèbre abbé Armand Pirard (1), aumônier des mouvements de jeunesse catholiques de l'endroit dans les années 1950, et qui fut à l'origine de la création de Télépro.
La nouvelle situation laisse supposer que le souhait de Bayard de se replier sur l'Hexagone a été plus fort que son désir de laisser l'Église avoir un pied dans la gouvernance du magazine belge. Le fait que, au même moment, Roularta rachète aussi à Bayard les versions de Plus Magazine aux Pays-Bas et en Allemagne confirme la volonté stratégique du groupe dit "de la rue Bayard" (2) de se défaire d'avoirs internationaux non liés à son core-business.
LE PÔLE CATHO
Depuis sa fondation en 1954 par des milieux catholiques, Télépro est propriété de la société Belgomedia, située à Dison, près de Verviers (3). L'identité chrétienne du titre sera surtout manifeste au cours de ses premières années de vie. C'est lui, par exemple, qui appliquera une "cote catholique" aux programmes de télévision, afin d'en conseiller ou d'en éviter la consommation par les familles "bien pensantes" où l'on redoute ce qui "est contraire" aux principes et à la morale de la Religion.
Ce n'est donc pas un hasard si, en 1994, un des deux repreneurs de Belgomedia avec Roularta sera Bayard Presse Paris, classique pilier du catholicisme hexagonal, agissant ici via la société Bayard Presse Benelux. Confirmant le rôle qu'elle entend avoir dans la diffusion dans le pays de "bons" médias, Bayard charge aussi Belgomedia de gérer la commercialisation en Belgique de tous les titres "jeunesse" du groupe (les fameux Pomme d'Api, Astrapi, J'aime lire, etc.), publications qui constituent les poules aux œufs d'or financières du groupe français. Belgomedia est actuellement dirigée par un Malmédien, qui en est aussi l'éditeur responsable. Très actif dans diverses associations de la région, le patron de Télépro est aussi membre du lobby d'éditeurs Wemedia, qu'il représente notamment au CDJ, le Conseil de déontologie journalistique.
Le contrôle "chrétien" du magazine au sein du conseil d'administration de Belgomedia est assuré par deux représentants de Bayard, dont le directeur général de Bayard Presse à Paris, par ailleurs président du Syndicat français des éditeurs de la presse magazine. Bayard Presse Benelux, qui incarne la part française de Belgomedia, est une société implantée à Zaventem. Son conseil d'administration est composé de cinq Français. Dans les deux conseils siège une même personne de nationalité belge et habitant Campenhout: la directrice, depuis 2019, du pôle Senior de Bayard Benelux… que Roularta a absorbé il y a un an.
CAMP RETRANCHÉ
Cette reprise totale de Télépro par Roularta ne sera pas sans conséquence. Le groupe de Roulers a coutume de chercher à rentabiliser ses acquisitions au maximum. Même s'il se porte mieux que d'autres titres, et a moins perdu en diffusion papier, Télépro se trouve dans une situation identique à celle de bien des magazines. Afin de le rentabiliser, le nouvel acquéreur doit à la fois envisager des économies d'échelle, et orienter le magazine vers de nouveaux marchés. Ces économies seront-elles possibles sans un abandon de la"principautalité" du titre? Aucun magazine belge francophone ne possède sa rédaction et son administration loin de Bruxelles. Sauf Télépro, qui a toujours conservé cette particularité typiquement liégeoise de se considérer comme un Etat à part, presque indépendant du reste de la Belgique. Et en tout cas autonome. Mais l'Histoire peut-elle résister à l'économie? Lorsque Roularta a repris le pôle "magazines féminins" de Sanoma, il a eût tôt fait de rapatrier tous les services de ces titres de Malines dans ses propres locaux. Télépro passera sans doute sous les mêmes fourches. Ce qui pourrait ne pas avoir que des conséquences humaines, déjà en elles-mêmes problématiques (à l'heure actuelle, la société déclare occuper 38,6 ETP). Dans son camp retranché de Dison, Télépro est un peu à l'écart du monde. Son autonomie lui évite d'être soumis aux mêmes agitations que les médias bruxellois. Le magazine peut ainsi se permettre de traiter divers sujets avec distance. Serait-ce encore le cas s'il devient une des sections du grand plateau "magazine" des bureaux de Roularta?
FACE À CINÉ TÉLÉREVUE
La même question concernant l'avenir du magazine peut se poser à propos du ciblage du titre, et des conséquences de celui-ci sur son projet et sa politique rédactionnelle. Pouvant se targuer de compter un pourcentage d'abonnés hors normes (76% selon les derniers chiffres 2020), le succès de Télépro repose sur la fidélité d'un lectorat d'habitués. Mais donc, et comme une partie de la presse magazine, composé de personnes plutôt âgées. 53% du lectorat de Télépro a plus de 55 ans (4). On parle parfois du "facteur héritage" pour expliquer le positionnement d'un média. Dans l'imaginaire d'une partie de son public, le Télépro d'aujourd'hui est bien l'héritier de celui d'hier. Et on continue à s'y abonner par tradition. Avec 23% de lecteurs de moins de 35 ans, le titre n'est pas tourné vers l'avenir. Et rien ne dit que les coutumes d'abonnement d'hier seront encore de mise dans un monde de médias totalement numérisés.
Face à Télépro, Rossel possède désormais Ciné Télé Revue. Le groupe bruxellois s'efforce à l'heure actuelle de redynamiser le titre dont la diffusion payante s'est effondrée depuis dix ans. Il y a de fortes chances de Roularta veuille soumettre "son" titre tv au même régime. Ce qui ne plaira sans doute pas à une rédaction, fonctionnant semble-t-il selon d'autres principes. La fidélite du lectorat de Télépro ne l'oblige pas à bâtir un projet rédactionnel sur l'accroche à tout prix. Ce n'est pas sa Une qui doit le faire vendre, puisqu'il n'interpelle que peu son lecteur au numéro, alors que Ciné Télé Revue est dans une position totalement inverse. Mais l'avenir ne passera-t-il pas tout de même par un peu plus de peopleisation de Télépro, pour faire comme la concurrence? Ou, au contraire, Roularta misera-t-il sur le développement d'un média différent, c'est-à-dire relativement plus haut de gamme que le concurrent, plus sérieux, voire plus analytique?
En tout cas, le bateau verviétois n'échappera peut-être pas à une petite tempête. D'autant que Roularta ne se souciera sans doute pas beaucoup de l'histoire du magazine, et de son respect tacite de la philosophie du projet de ses fondateurs.
Frédéric ANTOINE.