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Regard médias

Il y en a des choses à dire sur les médias en Belgique…

15 mai 2020

Le « doute systématique » du journaliste face à la menace du grand incendie


Poussé par des vents violents, impossibles à maîtriser, l’incendie de forêt s’était rapproché de hameaux situés à une cinquantaine de kilomètres au sud des premières cités de la banlieue.
« Vus la vitesse et le sens du vent, les experts estiment qu’il sera sur la capitale dans mois de 48h » a commencé par affirmer la ministre de la Sécurité dans un communiqué. Quelques heures plus tard, le Premier ministre convoquait un comité interministériel qui prenait des mesures d’urgence. À la sortie, le chef du gouvernement tenait une conférence de presse.
« Pour l’heure, il n’y a qu’un conseil à donner. Dans un rayon de 30 km autour du centre-ville, tout le monde doit arrêter ses activités et fuir son domicile, en direction du nord ou de l’est du pays. Un plan d’exode par quartier, heure par heure, a été établi. Il faut strictement s’y respecter. C’est la seule chose à faire si vous voulez échapper à la mort. »

C’est en petit nombre que les journalistes avaient assisté à la conférence de presse. Les communications du gouvernement, ils en connaissaient la musique ainsi que la propension aux ‘effets d’annonce’. Leur fréquence les rendait toutes moins intéressantes les unes que les autres. Et que cette dernière clôture une réunion spéciale n’y changeait pas grand chose.

Dans l’audiovisuel, cet événement n’avait pas interrompu les programmes habituels. Séries, jeux, divertissements et musique occupaient les antennes. Au cours des flashs infos horaires, les radios se contentaient d’annoncer, de manière laconique, que le gouvernement avait tenu une conférence de presse pour inviter la population à quitter la capitale, et justifiait la mesure par la présence d’un incendie en province. Sur le fil info des quotidiens en ligne, la conférence de presse avait été traitée parmi les autres nouvelles, entre le transfert d’une vedette d’un club de foot brésilien et un accident d’autocar en Arizona, où deux habitants de Phoenix avaient trouvé la mort, une quarantaine ayant été blessés.

Le contenu de la conférence de presse était bien arrivé sur le desk de tous les médias, mais elle n’y avait pas échappé au filtre du « doute systématique » que tous les journalistes de la contrée avaient coutume d’appliquer aux communications gouvernementales. Un réflexe qu’on leur avait appris lors de leurs études, où leurs (vieux) professeurs avaient tout fait pour qu’une fameuse formule descartienne, détournée en « Dubito, ergo sum », devienne chez eux une attitude innée dès qu’ils auraient à appréhender et évaluer une source informationnelle.
« Quand une instance officielle communique, demandez-vous toujours à qui profite le crime », avait coutume de leur répéter un de ces mentors lors de ses enseignements.

La recommandation, vraisemblablement, avait fait mouche. Les générations de journalistes issues des universités et établissements d’enseignement supérieur semblaient toutes marquées au fer rouge par la maxime qu’on leur avait inculquée. Les gouvernements du pays ne faisant que passer tout en se ressemblant tous un peu, chaque fait, geste ou déclaration des ministres, hauts fonctionnaires, conseillers… bénéficiait dans les rédactions du même accueil, immanquablement dubitatif. Pour éclairer leurs doutes, les journalistes convoquaient à chaque fois les recommandations qu’on leur avait inculquées, à commencer par celle qui proposait de passer toute nouvelle à la moulinette de la critique historique. Et notamment de le soumettre à la « critique d’interprétation » qui recommande de dépasser la simple lecture factuelle  et évidente d’une nouvelle pour aller en rechercher le sens caché, en faire l’exégèse. « Ils ont dit cela. Mais que voulaient-ils réellement dire? Que se cache-t-il derrière la palissade leur communication? »

Les messages des politiques à propos de l’évacuation en 24h des cinq millions d’habitants de la région-capitale n’avaient pas échappé à la règle. Les médias n’avaient pu éviter de transmettre le contenu de la conférence de presse, mais l’avaient pris en considération au même titre que n’importe quelle autre information. En s’interrogeant sur le bien fondé de pareille évacuation. Ou en se questionnant sur les raisons réelles qui poussaient le gouvernement à faire vider la ville, en commençant par les quartiers moins favorisés de la banlieue. Le but final de la mesure était-il de réellement d’éviter qu’un grand nombre de citoyens périssent dans ou à cause des flammes?

Dans certains médias, des journalistes qui se voulaient plus aguerris ou plus foncièrement critiques disaient n’être pas prêts à relayer les injonctions des autorités. Ils avaient rapidement dressé un inventaire des moyens de lutte contre les incendies, et celui-ci démontrait qu’ils étaient peu nombreux. Un petit nombre de casernes. Des brigades de pompiers relativement peu entraînées. Et, surtout, un matériel vieillissant, pas remplacé depuis des années pour raisons d’austérité budgétaire et d’abandon des questions de défense civile par les autorités centrales. Sur base de ces premières infos issues d’enquêtes journalistiques, des chaînes de télévision s’étaient mises à réaliser des reportages dans les centres de secours. Ils révélaient leur aspect délabré et la non-préparation des équipes. Il suffisait de regarder l’une de ces séquences pour conclure que, face à la progression du feu dans des quartiers à l’abandon, les rares lances et autopompes ne feraient rapidement pas le poids. 

Ces émissions, complétées par les articles en ligne publiés sur les sites des quotidiens de la capitale, avaient été fort suivies, et avaient marqué la population. Nombreux étaient ceux qui en concluaient que, si le feu progressait et arrivait à proximité des quartiers d’habitations alors que les résidents avaient fui au loin, ils risquaient de tout perdre. Des discussions avaient ensuite pris le relais sur les réseaux sociaux. « Qui sont ceux qui sont les plus aptes à combattre en grand nombre pareille catastrophe? C’est nous, les habitants. Quand on lutte pour la défense de son bien, ne voit-on pas ses forces décupler ? Nous devons rester ici ! »

Toute la soirée et le début de la nuit, les forces de police avaient sillonné les artères de la ville et de ses banlieues pour enjoindre tout le monde de partir se réfugier ailleurs, en emportant le strict minimum. Mais, en petit nombre, les représentants de l’ordre n’avaient pas eu la force, ni les moyens, de sonner à chaque porte pour pousser chacun à passer à l’acte.

Le lendemain matin, il faisait plein soleil, l’air était pur et un léger vent rafraîchissait l’atmosphère. La circulation sur les boulevards extérieurs et les entrées d’autoroutes était plus dense que d’habitude, mais on ne recensait pas de réel blocage du trafic pour sortir de la ville.  Comme à l’accoutumée, les terrasses étaient bondées, et de nombreux chalands faisaient des courses dans les magasins. Les écoles et les bâtiments publics étaient fermés, mais cela ne semblait pas préoccuper grand monde. Les médias relataient cette étrange situation, donnant la parole à tous les citoyens : ceux qui avaient choisi de partir, la peur au ventre. Mais aussi ceux qui avaient préféré rester. Ces derniers reprenaient souvent les arguments entendus sur les réseaux sociaux, et affirmaient qu’ils allaient créer des milices civiles de protection locale qui, le cas échéant, protégeraient les maisons et les immeubles.

Dans les magasins de jardinage, le prix du mètre de tuyau d’arrosage se mit rapidement à grimper, et les extincteurs devinrent introuvables, tout comme les bêches et les pelles. Développant leur questionnement sur les véritables raisons de la décision gouvernementale, certains journalistes avaient remis la main sur des projets officiels, datant d’une dizaine d’années, qui avaient envisagé de transformer en parcs certains quartiers trop peuplés, de réaliser un lac à la place du centre d’une des banlieues de la capitale, et de transformer une cité d’anciennes maisons ouvrières en un quartier de villas avec piscine. Le dossier avait disparu lors d’un changement de majorité, et la dernière crise financière paraissait l’avoir enterré. Mais qui pouvait être sûr qu’il ne continuait pas à sommeiller dans un coin de la tête de l’un ou l’autre dirigeant ? Les articles reprenant ces projets suscitèrent un vif émoi chez tous ceux qui en avaient oublié l’existence, ou n’en avaient jamais entendu parler. C’était de plus en plus sûr : il y avait une face cachée à cette décision politique là.

En fin de journée, voyant qu’une part importante de la population ne se décidait pas à abandonner son domicile, le gouvernement demanda au ministre de la Défense de faire circuler quelques convois militaires dans les artères de la ville. Leur arrivée, prévenue par des alertes citoyennes sur internet, amena sur les boulevards une foule de plusieurs milliers de personnes qui se mirent à desceller des pavés et à les jeter sur les camions en criant qu’ils défendraient leur bien et ne partiraient jamais. Les forces armées n’insistèrent pas. L’événement étant factuel et marquant, il fut retransmis dans les JT du soir. On y apprenait aussi que, selon les autorités, l’incendie de forêt avait progressé de plusieurs kilomètres. Mais les témoignages recueillis localement étaient plutôt rassurants. Des pompiers affirmaient que le feu pourrait être circonscrit. Des fermiers témoignaient qu’ils avaient l’affaire à l’œil. Personne n’était inquiet. Dans la ville, le temps était doux et sec. La soirée fut paisible.

La nuit, le vent se leva d’un coup, avec de fortes bourrasques. À 7h du matin, le gouvernement essaya de lancer un message d’urgence via les médias : des premiers indices de l’incendie avaient été repérés au bord de la grande forêt qui entourait la banlieue sud. Il fallait impérativement partir. Prises d’un doute, comme il se devait, les rédactions essayèrent de recouper l’information. Mais il était impossible d’accéder à la zone, et tout survol était interdit. On tenta d’utiliser des drones. Les images recueillies ne furent pas convaincantes. Les médias dirent donc que, selon le gouvernement, le feu était en progression, et qu’il enjoignait les citadins à partir.
Mais que l’information sur la progression de l’incendie ne pouvait être vérifiée.

À midi, le vent fit planer une légère odeur de bois brûlé au-dessus des premières cités. Dans l’après-midi, des photos postées sur les réseaux sociaux et reprises par les sites des médias montraient un peu de fumée s’élever dans le lointain du ciel. Vers 18h, des journalistes dépêchés dans la zone confirmaient avoir vu de petites flammèches ramper dans quelques coins de la forêt. Vers 20h, des relents de feu commença à pénétrer dans la ville. Les citoyens qui avaient proposé de constituer des milices lancèrent via le web des appels aux volontaires. Quelques dizaines de personnes se retrouvèrent à divers points de rassemblement, amenant avec eux du matériel hétéroclite, puis se mirent à chercher des points d’eau. De nombreuses portes étaient closes.

Du côté des boulevards, la circulation prit subitement une ampleur inégalée. Engorgées, les bretelles d’autoroute ne parvenaient plus à absorber le flux des voitures. Aux quatre coins de la capitale, sur des dizaines de kilomètres, des véhicules bondés étaient à l’arrêt. Rien n’avançait. Le blocage semblait total. Au sud de la capitale, dans la noirceur de la nuit, près de l’autoroute, les automobilistes naufragés pouvaient apercevoir comme une lueur orangée, un peu scintillante, qui semblait chaque minute se rapprocher davantage. Sur la brèche, les médias se mirent à couvrir la situation en direct. En studio, les éditeurs se demandaient quels conseils donner à ces milliers de citadins perdus dans leur fuite.


Quelle sera la fin de ce récit purement imaginaire ? Un autre post en imagine deux…

F.A.

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