Poussé par des
vents violents, impossibles à maîtriser, l’incendie de forêt s’était rapproché
de hameaux situés à une cinquantaine de kilomètres au sud des premières cités
de la banlieue.
« Vus la vitesse et le sens du vent, les experts estiment
qu’il sera sur la capitale dans mois de 48h » a commencé par affirmer la
ministre de la Sécurité dans un communiqué. Quelques heures plus tard, le
Premier ministre convoquait un comité interministériel qui prenait des mesures
d’urgence. À la sortie, le chef du gouvernement tenait une conférence de
presse.
« Pour l’heure, il n’y a qu’un conseil à donner. Dans un rayon de 30
km autour du centre-ville, tout le monde doit arrêter ses activités et fuir son
domicile, en direction du nord ou de l’est du pays. Un plan d’exode par
quartier, heure par heure, a été établi. Il faut strictement s’y respecter.
C’est la seule chose à faire si vous voulez échapper à la mort. »
C’est en petit
nombre que les journalistes avaient assisté à la conférence de presse. Les
communications du gouvernement, ils en connaissaient la musique ainsi que la propension
aux ‘effets d’annonce’. Leur fréquence les rendait toutes moins intéressantes
les unes que les autres. Et que cette dernière clôture une réunion spéciale n’y
changeait pas grand chose.
Dans
l’audiovisuel, cet événement n’avait pas interrompu les programmes habituels.
Séries, jeux, divertissements et musique occupaient les antennes. Au cours des
flashs infos horaires, les radios se contentaient d’annoncer, de manière
laconique, que le gouvernement avait tenu une conférence de presse pour inviter
la population à quitter la capitale, et justifiait la mesure par la présence
d’un incendie en province. Sur le fil info des quotidiens en ligne, la
conférence de presse avait été traitée parmi les autres nouvelles, entre le
transfert d’une vedette d’un club de foot brésilien et un accident d’autocar en
Arizona, où deux habitants de Phoenix avaient trouvé la mort, une quarantaine ayant
été blessés.
Le contenu de la
conférence de presse était bien arrivé sur le desk de tous les médias, mais
elle n’y avait pas échappé au filtre du « doute systématique » que tous les
journalistes de la contrée avaient coutume d’appliquer aux communications
gouvernementales. Un réflexe qu’on leur avait appris lors de leurs études, où
leurs (vieux) professeurs avaient tout fait pour qu’une fameuse formule
descartienne, détournée en « Dubito, ergo sum », devienne chez eux une attitude
innée dès qu’ils auraient à appréhender et évaluer une source informationnelle.
« Quand une instance officielle communique, demandez-vous toujours à qui
profite le crime », avait coutume de leur répéter un de ces mentors lors de
ses enseignements.
La
recommandation, vraisemblablement, avait fait mouche. Les générations de
journalistes issues des universités et établissements d’enseignement supérieur
semblaient toutes marquées au fer rouge par la maxime qu’on leur avait inculquée.
Les gouvernements du pays ne faisant que passer tout en se ressemblant tous un
peu, chaque fait, geste ou déclaration des ministres, hauts fonctionnaires,
conseillers… bénéficiait dans les rédactions du même accueil, immanquablement
dubitatif. Pour éclairer leurs doutes, les journalistes convoquaient à chaque fois
les recommandations qu’on leur avait inculquées, à commencer par celle qui
proposait de passer toute nouvelle à la moulinette de la critique historique.
Et notamment de le soumettre à la « critique d’interprétation » qui recommande
de dépasser la simple lecture factuelle et évidente d’une nouvelle pour aller en
rechercher le sens caché, en faire l’exégèse. « Ils ont dit cela. Mais que
voulaient-ils réellement dire? Que se cache-t-il derrière la palissade leur
communication? »
Les messages des
politiques à propos de l’évacuation en 24h des cinq millions d’habitants de la
région-capitale n’avaient pas échappé à la règle. Les médias n’avaient pu
éviter de transmettre le contenu de la conférence de presse, mais l’avaient pris
en considération au même titre que n’importe quelle autre information. En
s’interrogeant sur le bien fondé de pareille évacuation. Ou en se questionnant
sur les raisons réelles qui poussaient le gouvernement à faire vider la ville,
en commençant par les quartiers moins favorisés de la banlieue. Le but final de
la mesure était-il de réellement d’éviter qu’un grand nombre de citoyens
périssent dans ou à cause des flammes?
Dans certains
médias, des journalistes qui se voulaient plus aguerris ou plus foncièrement
critiques disaient n’être pas prêts à relayer les injonctions des autorités. Ils
avaient rapidement dressé un inventaire des moyens de lutte contre les
incendies, et celui-ci démontrait qu’ils étaient peu nombreux. Un petit nombre
de casernes. Des brigades de pompiers relativement peu entraînées. Et, surtout,
un matériel vieillissant, pas remplacé depuis des années pour raisons
d’austérité budgétaire et d’abandon des questions de défense civile par les
autorités centrales. Sur base de ces premières infos issues d’enquêtes
journalistiques, des chaînes de télévision s’étaient mises à réaliser des reportages
dans les centres de secours. Ils révélaient leur aspect délabré et la
non-préparation des équipes. Il suffisait de regarder l’une de ces séquences
pour conclure que, face à la progression du feu dans des quartiers à l’abandon,
les rares lances et autopompes ne feraient rapidement pas le poids.
Ces émissions,
complétées par les articles en ligne publiés sur les sites des quotidiens de la
capitale, avaient été fort suivies, et avaient marqué la population. Nombreux
étaient ceux qui en concluaient que, si le feu progressait et arrivait à
proximité des quartiers d’habitations alors que les résidents avaient fui au
loin, ils risquaient de tout perdre. Des discussions avaient ensuite pris le
relais sur les réseaux sociaux. « Qui sont ceux qui sont les plus aptes
à combattre en grand nombre pareille catastrophe? C’est nous, les habitants.
Quand on lutte pour la défense de son bien, ne voit-on pas ses forces décupler ?
Nous devons rester ici ! »
Toute la soirée
et le début de la nuit, les forces de police avaient sillonné les artères de la
ville et de ses banlieues pour enjoindre tout le monde de partir se réfugier
ailleurs, en emportant le strict minimum. Mais, en petit nombre, les
représentants de l’ordre n’avaient pas eu la force, ni les moyens, de sonner à
chaque porte pour pousser chacun à passer à l’acte.
Le lendemain
matin, il faisait plein soleil, l’air était pur et un léger vent rafraîchissait
l’atmosphère. La circulation sur les boulevards extérieurs et les entrées
d’autoroutes était plus dense que d’habitude, mais on ne recensait pas de réel
blocage du trafic pour sortir de la ville.
Comme à l’accoutumée, les terrasses étaient bondées, et de nombreux chalands
faisaient des courses dans les magasins. Les écoles et les bâtiments publics
étaient fermés, mais cela ne semblait pas préoccuper grand monde. Les médias
relataient cette étrange situation, donnant la parole à tous les citoyens :
ceux qui avaient choisi de partir, la peur au ventre. Mais aussi ceux qui
avaient préféré rester. Ces derniers reprenaient souvent les arguments entendus
sur les réseaux sociaux, et affirmaient qu’ils allaient créer des milices
civiles de protection locale qui, le cas échéant, protégeraient les maisons et
les immeubles.
Dans les magasins de jardinage, le prix du
mètre de tuyau d’arrosage se mit rapidement à grimper, et les extincteurs devinrent
introuvables, tout comme les bêches et les pelles. Développant leur questionnement
sur les véritables raisons de la décision gouvernementale, certains
journalistes avaient remis la main sur des projets officiels, datant d’une
dizaine d’années, qui avaient envisagé de transformer en parcs certains
quartiers trop peuplés, de réaliser un lac à la place du centre d’une des
banlieues de la capitale, et de transformer une cité d’anciennes maisons ouvrières
en un quartier de villas avec piscine. Le dossier avait disparu lors d’un
changement de majorité, et la dernière crise financière paraissait l’avoir
enterré. Mais qui pouvait être sûr qu’il ne continuait pas à sommeiller dans un
coin de la tête de l’un ou l’autre dirigeant ? Les articles reprenant ces
projets suscitèrent un vif émoi chez tous ceux qui en avaient oublié
l’existence, ou n’en avaient jamais entendu parler. C’était de plus en plus sûr
: il y avait une face cachée à cette décision politique là.
En fin de journée, voyant qu’une part
importante de la population ne se décidait pas à abandonner son domicile, le
gouvernement demanda au ministre de la Défense de faire circuler quelques
convois militaires dans les artères de la ville. Leur arrivée, prévenue par des
alertes citoyennes sur internet, amena sur les boulevards une foule de
plusieurs milliers de personnes qui se mirent à desceller des pavés et à les
jeter sur les camions en criant qu’ils défendraient leur bien et ne partiraient
jamais. Les forces armées n’insistèrent pas. L’événement étant factuel et
marquant, il fut retransmis dans les JT du soir. On y apprenait aussi que,
selon les autorités, l’incendie de forêt avait progressé de plusieurs
kilomètres. Mais les témoignages recueillis localement étaient plutôt
rassurants. Des pompiers affirmaient que le feu pourrait être circonscrit. Des
fermiers témoignaient qu’ils avaient l’affaire à l’œil. Personne n’était
inquiet. Dans la ville, le temps était doux et sec. La soirée fut paisible.
La nuit, le vent se leva d’un coup, avec de
fortes bourrasques. À 7h du matin, le gouvernement essaya de lancer un message
d’urgence via les médias : des premiers indices de l’incendie avaient été
repérés au bord de la grande forêt qui entourait la banlieue sud. Il fallait
impérativement partir. Prises d’un doute, comme il se devait, les rédactions
essayèrent de recouper l’information. Mais il était impossible d’accéder à la
zone, et tout survol était interdit. On tenta d’utiliser des drones. Les images
recueillies ne furent pas convaincantes. Les médias dirent donc que, selon le
gouvernement, le feu était en progression, et qu’il enjoignait les citadins à
partir.
Mais que l’information sur la progression de
l’incendie ne pouvait être vérifiée.
À midi, le vent fit planer une légère odeur de
bois brûlé au-dessus des premières cités. Dans l’après-midi, des photos
postées sur les réseaux sociaux et reprises par les sites des médias montraient
un peu de fumée s’élever dans le lointain du ciel. Vers 18h, des journalistes dépêchés
dans la zone confirmaient avoir vu de petites flammèches ramper dans quelques
coins de la forêt. Vers 20h, des relents de feu commença à pénétrer dans la
ville. Les citoyens qui avaient proposé de constituer des milices lancèrent via
le web des appels aux volontaires. Quelques dizaines de personnes se
retrouvèrent à divers points de rassemblement, amenant avec eux du matériel
hétéroclite, puis se mirent à chercher des points d’eau. De nombreuses portes
étaient closes.
Du côté des boulevards, la circulation prit
subitement une ampleur inégalée. Engorgées, les bretelles d’autoroute ne
parvenaient plus à absorber le flux des voitures. Aux quatre coins de la
capitale, sur des dizaines de kilomètres, des véhicules bondés étaient à
l’arrêt. Rien n’avançait. Le blocage semblait total. Au sud de la capitale,
dans la noirceur de la nuit, près de l’autoroute, les automobilistes naufragés
pouvaient apercevoir comme une lueur orangée, un peu scintillante, qui semblait
chaque minute se rapprocher davantage. Sur la brèche, les médias se mirent à
couvrir la situation en direct. En studio, les éditeurs se demandaient quels
conseils donner à ces milliers de citadins perdus dans leur fuite.
Quelle sera la fin de ce récit
purement imaginaire ? Un autre post en imagine deux…
F.A.
F.A.