Il n'aura fallu attendre que la mi-journée, en ce lundi de Pâques, pour que l'agence Belga se fende d'une dépêche faisait l'inventaire des poissons publiés ce jour par les médias francophones, dépêche rapidement reprise aussi bien par le site infos de la RTBF que par celui de L'Avenir (1). Ce texte nous apprend que, selon Belga, tous les sites infos des quotidiens francophones, hormis celui du Soir, n'ont une nouvelle fois pas pu résister à publier une fausse info, plus ou moins réussie, comprenant quelques indices mettant en cause sa véracité (et notamment la précision de la date de l'événement ou de la décision concerné). Vérification faite, il semble bien que le quotidien vespéral se soit effectivement passé de poisson, tout comme le site infos de la RTBF, celui de RTL ou 7sur7.be.
Par contre, comme le souligne Belga, le site web de Ciné-télé-revue, lui, n'a pu résister à entrer dans la dance. Un événement notable, puisque leur présence digitale permet désormais aussi aux périodiques de se lancer dans la production de poissons en ligne. Alors que, emballée dans du papier, leur possible conception était beaucoup plus rare. Mais peut-être certains hebdomadaires avaient-ils déjà développé ce nouveau hobby par le passé? Pour ce qui est en accessible en accès gratuit, Le Vif, de son côté, ne semble pas être parti à la pêche cette année. Sauf si l'article Oubliez le Big Mac, suivez le régime MAC provenait lui-aussi d'un filet. Mais cela ne donne pas l'impression d'être le cas.
Devant cette tradition dont certains médias se plaisent chaque année à retracer l'origine (2), la profession semble aujourd'hui divisée. La question s'est, semble-t-il, particulièrement manifestée en 2020, comme l'expliquait à l'époque La revue des médias de l'INA (3). Il faut dire que, cette année-là, le 1er avril tombait quelques jours seulement après le début du premier confinement...
FAKE FISH
Cette année, un excellent article publié ce matin dans le quotidien régional français Sud Ouest (en accès libre au moment où ces lignes sont écrites) (4), va plus loin, en exposant le dilemme auquel la presse est confrontée chaque 1er avril. Le journal bordelais préfère ainsi soulever l'enjeu du poisson plutôt que participer, une fois de plus, à sa pêche…
Cet article, comme d'autres publications mises en ligne les années antérieures (5), dresse le constat de la raréfaction de ces "animaux vertébrés aquatiques à branchies" (6) dans les médias pour une principale raison : celle de l'apparition des fake news, et leur multiplication incontrôlée sur les réseaux sociaux, de plus en plus accompagnée par leur légitimisation toujours grandissante. C'est-à-dire par leur entrée dans un champ des possibles faisant que, même si elles sont fausses, les fake news pourraient non seulement ressembler à de vraies nouvelles… mais aussi être vraies. Tout simplement. Alors, pourquoi ne pas les croire? Ce n'est pas Donald Trump qui dira le contraire.
INFO DE QUALITÉ. OU PAS
Ne pas publier de poisson d'avril, c'est ne pas ouvrir la porte aux potentielles interrogations de l'usager du média sur la nature du contenu des informations que ce dernier leur propose. Un média sans poisson d'avril fait passer à ses utilisateurs un message clair: "Ici, nous nous efforçons à ce que toutes les infos soient vraies, recoupées, certifiées." Cet engagement constitue un élément essentiel de l'image de marque de ces médias. "On ne vous raconte pas de bobard", disent-ils ainsi à leurs lecteur. Sous-entendu: des bobards, vous en trouverez assez ailleurs. Ces médias peuvent même ajouter: "Chez nous, non seulement nos infos sont véridiques, mais nous nous efforçons aussi de démonter les nouvelles qui circulent et qui ne le sont pas." Évangéliquement parlant (Pâques n'est pas loin), ces médias trient le bon grain de l'ivraie. Ou s'y efforcent.
A contrario, les médias qui jouent le jeu de la pêche au gros transmettent à leurs usagers un message plus équivoque. En effet, s'ils s'offrent eux-mêmes le luxe de diffuser, ne serait-ce qu'une fois l'an, une info volontairement inexacte, pourquoi ne le feraient-ils pas à d'autres occasions, et cette fois de manière volontaire ou involontaire? Participer à la production de la friture du 1er avril ouvre la porte à y recourir tout au long l'année. Dans cette optique, pourquoi accorder davantage de confiance à ces médias-là qu'aux contenus discutables qui circulent sur les réseaux sociaux?
TOUS DANS LE MÊME PANIER?
Tout le monde (et tous les chercheurs) ne partagent pas ce point de vue, considérant que, justement, mêler de l'info fausse dans de l'info vraie invite les consommateurs de médias à participer à une sorte de chasse au trésor de la véracité. On n'y gagne pas la caverne d'Alibaba, mais à la clé on aura appris à déceler le vrai de faux. Et, bien sûr, le fait que l'info fausse du 1er avril soit accompagnée d'indices destinés à révéler sa forfaiture sont autant de petits cailloux que l'usager intelligent recueillera au cours de son enquête. N'est-ce pas là un des buts de la fameuse "éducation aux médias" dont on rabattait déjà les oreilles dans les années 1980, c'est-à-dire il y a 40 ans, mais qui ne semble toujours pas arrivée à ses fins?
L'opération serait donc subtile: p(r)êcher le faux pour savoir le vrai. Certes. Mais les médias sont-ils vraiment gagnants dans cette affaire? Au lieu de permettre le distinction entre les "bons" et les "mauvais" médias, le message qui passe chez eux en filigrane n'est-t-il pas: "Méfions-nous donc de tous les médias. Quels qu'ils soient. Car ils sont tous potentiellement mauvais." Dans ce cadre, trier le bon grain de l'ivraie serait l'affaire du lecteur, de l'internaute, de l'usager. Et pas du producteur de contenu, des sites d'infos, des médias "classiques" qui s'efforcent aujourd'hui de ramer à contre-courant de tout ce qui flotte sur internet. Et dont seule la qualité peut désormais les permettre de se distinguer de ce qui circule gratuitement dans tous les coins du web.
VRAI OU FAUX?
Le poisson d'avril dans les médias avait toute sa légitimité à l'époque où l'affirmation la plus répandue était: "C'est vrai, puisque je l'ai lu dans le journal." Aujourd'hui, le réflexe de base n'est-il pas devenu: "C'est faux, si je l'ai vu dans les médias. Mais "C'est vrai, si on me l'a dit sur les réseaux." Sociaux ou pas.
Dans pareil cadre, faut-il en remettre une couche le 1er avril? Même pour rire? Si tant est que ces poissons de presse suscitent réellement un sourire sur le visage de ceux qui les lisent…
Frédéric ANTOINE.