(image réalisée par IA)
Le
3 juillet dernier, Léa Salamé faisait ses adieux à la matinale de France Inter.
Une séquence "émotion" dont la sincérité a profondément touché bien
des auditeurs, ainsi que les réseaux sociaux. Ce moment-clé ne s'est cependant
pas déroulé dans l'improvisation. Les larmes n'étaient pas dues au hasard.
C'était écrit.
Le grand
art de la radio est qu'elle évoque le monde sans le montrer. Puisqu'elle ne
représente pas ce dont elle parle, chacun peut se l'imaginer en toute liberté. « La force de la radio, c'est qu'elle n'a pas d'images », a affirmé le "journaliste, écrivain, animateur de radio et dirigeant de télévision français" (1) Michel Field, paraphrasant de manière populaire les réflexions de
plusieurs chercheurs, à commencer par Pierre Schaeffer qui écrivait dans Propos sur la coquille
que la radio « délivre de la vue, organe de
la description extérieure », pour mieux « démasquer la
forme sonore ». Même à l'heure de la radiovision, l'essentiel de la magie
radiophonique disparaît ainsi lorsque l'image impose sur sa suprématie sur le son.
Les adieux de
Léa Salamé à la Matinale de France Inter en constituent un exemple. À l'écoute, le moment du “grand
départ” de la journaliste représente une séquence sonore à l’émotion rarement égalée. Si l’essentiel
de ces presque 5’30 est constitué par un “discours” de la partante, l’ouverture
et la fermeture de la séquence proposent des moments où les deux personnages se
parlent, où il y a des esquisses de dialogue, avec des serrements du cœur allant crescendo. Jusqu’à ce que, à la fin, l’interlocuteur de Léa termine, selon les dires des médias, par la formule : « Je préfère m’arrêter là. »… Alors
que, en réalité, il ne s’arrête pas là mais dit exactement : « Je
préfère m’arrêter là et juste te dire à quel point tu vas me… tu vas me manquer.
Ça va être, ça va être dur. Allez on reprend notre souffle… ».
On imagine les deux animateurs de cette tranche matinale à grande
écoute se parlant de cœur à cœur, tout en se regardant les yeux dans les yeux,
cherchant parfois leurs mots. Même au cours de ce qu'on appellera "le discours" de Léa Salamé, car
comment définir autrement le long billet d’adieu qu’elle prononce alors en monologue, son complice essayant vainement d’y intercaler l’un ou l’autre
mot ?
LES NOTES DANS LES YEUX, version courte
Et puis, on regarde les images de ce moment-émotion inoubliable.
Et que voit-on sur la version courte mise en ligne par France Inter (2) trouvable aussi sur
Youtube ? Que Léa Salamé et Nicolas Demorand n’ont quasiment jamais de regard l’un
pour l’autre. L’essentiel du temps de cette petite séquence, ils sont tous les
deux penchés sur leurs notes. Leurs yeux ne se portent pas ailleurs. Par timidité ou crainte de craquer ? Ou, plus simplement, parce que les mots qu’ils prononcent à l’antenne ont été écrits
de A à Z et n’ont rien d’une improvisation où se livreraient les âmes. Dans cette courte séquence, il n'y a que le dernier moment de l'animateur qui déroge à cette règle.
LES NOTES DANS LES YEUX, version longue
Dans la version longue diffusée sur le TikTok de France Inter (2),
et qui dure 5’21, les attitudes sont en grande partie semblables. Avant le début du
propos introductif (écrit) de N. Demorand, Léa Salamé le regarde un bref instant : elle l'écoute. Ensuite, le présentateur développe son intro, le nez dans ses notes. Il lève un fois le regard en
direction de la caméra du studio qui lui fait face et lui permet de parler à l'auditeur-spectateur, puis retourne à ses notes et tourne la tête vers Léa à la fin de son propos.

La « partante » enchaîne
ensuite en entamant la lecture de son texte. Au début, elle s'adressera à son “comparse” en le tutoyant, et, à ce moment, jettera un regard vers lui. Elle suivra ensuite son texte à la lettre, levant de temps à autre la tête vers une caméra de studio qui doit être en face d'elle (mais qui n'est pas celle avec laquelle est effectuée la prise d'image), et parfois vers la caméra qui filme la scène, dans une tentative d'établir le contact avec l'auditeur-spectateur.
À quelques rares reprises, elle jette un coup d'œil vers N. Demorand tout en poursuivant sa lecture. Lorsque, dans le texte, il est prévu qu'elle s'adresse à lui, elle tourne son regard. C'est alors que N. Demorand tente d'entrer dans le jeu et prononce un ou deux mots qui répètent ± les propos de son interlocutrice.
Elle aura la même attitude lorsque, dans son texte, il est prévu qu'elle s'adresse à l'équipe de la Matinale, aux journalistes ou aux techniciens.
L'observation de l'ensemble de la séquence entière ne donne donc pas totalement la même impression que celle du montage court réalisé par France Inter. Mais il faut dire que ce dernier ne comprend aucun élément de tout le centre du discours, et se concentre sur les éléments émotionnels figurant essentiellement en finale. Toutefois, toutes ces images montrent ce qu'est finalement réellement la radio (et que la radio elle-même ne montre pas) : qu'elle est un média où, la plupart du temps, rien n'est improvisé mais prévu, écrit à l'avance jusque dans les moindres détails. En ce et y compris les expressions d'émotion où l'impression que, étreint par le moment, on en « reste là » alors qu'on aurait sûrement encore beaucoup à dire…
Une préparation professionnelle que révèle très bien le montage vidéo court de France Inter, comprenant notamment des images sous-titrées par ses propos où Léa Salamé rédige son texte, et des moments où, autour de la photocopieuse, sous l'œil d'un photographe, où elle et Nicolas Demorand annoncent qu'ils vont pleurer lors du direct. Ce qui ne semble toutefois pas s'être vraiment produit. Inspirer l'émotion : l'absence d'image permet assurément à la radio de le proposer non seulement par le propos tenu, mais aussi par la parole, le phrasé utilisé, la tonalité de la voix, ses hésitations. Et, rarement, par le dialogue. Car lui aussi doit avoir été pré-écrit. Comme dans tout déroulé classique d'une émission, où rien n'est jamais improvisé.
JUSTE DE LA RADIO ?
Le décalage interpellant ressenti dans cet exemple récent est celui qui sépare ce qu'il s'est réellement passé en studio, et qui a pu être émouvant à certains moments, comme l'atteste le montage court réalisé par France Inter, et la représentation à distance de ce vécu par l'auditeur. Qui, dans certains cas, a été tellement touché ensuite qu'il a souhaité partager l'émotion qu'il avait lui-même ressentie en postant sur des réseaux sociaux des extraits… vidéo de l'événement. Extraits qui attestent que, en finale, ce moment exceptionnel était surtout une séquence de radio, conçue selon les canons de la radio (un peu) filmée, dans le cadre d'une émission de radio répondant à toutes les conventions classiques du genre. Y compris celui concernant la production (ou la restitution) d'émotion.
TOO MUCH ?
Car, en définitive, ce terrible moment radiophonique doit être relativisé : ce ne sont pas là des adieux à jamais. La journaliste n'est pas porteuse d'une maladie grave qui l'empêche de travailler, elle ne part ni en Patagonie ni ne se retire du monde pour entrer dans un monastère. Non, gravissant un échelon de plus de son irrésistible carrière, elle passe simplement de l'info radio du matin à la présentation du jt du soir… tout en restant animatrice d'un talk-show qu'on aurait peut-être quelques difficultés à classer comme relevant du parfait exercice de journalisme. Mais cela, c'est sûrement une autre histoire…
Frédéric ANTOINE
(1) source: Wikipédia…
(2) https://www.facebook.com/watch/?v=1510547403657906,
https://www.youtube.com/watch?v=O9FbqlyWqG0
(3) https://www.tiktok.com/@france.inter/video/7522822428674755862