Mercredi 17 mars, On n'est pas des pigeons (ONPP), diffusé en direct et en prime-time sur La Une pour les dix ans du programme, n'était-il pas… une arnaque?
Un lancement attendu
Clou annoncé de cette émission anniversaire : un lâcher comparatif de valises depuis le haut de la tour Reyers, afin de déterminer si c'est bien la Samsonite qui, comme l'affirme sa pub, résiste le mieux aux chocs. Ce moment-show immanquable est annoncé dès le début de l'émission, la tour Reyers figurant dans le split-screen montrant les différents lieux du tournage en direct (fig. 1). Quelques secondes plus tard, le lieu de l'expérience et les valises concernées seront filmés en gros plan tandis que le présentateur annoncera ce super-test (fig 2).
Fig. 2 |
Fig. 1 |
Comme il se doit dans toute bonne production audiovisuelle, ce must de la soirée est diffusé à la fin du programme, ce qui devrait inciter le spectateur à ne pas zapper en cours de route. On ne manquera donc pas de lui rappeler de ne pas rater cette séquence. A la 33e minute, l'événement fera l'objet d'une présentation en direct, avec images de la tour Reyers filmée par un drone. A la 36e minute, on se retrouvera au sommet de la tour en compagnie de l'ancien présentateur de l'émission, chaudement habillé (c'est lui qui sera chargé de balancer dans le vide les valises à tester) (fig. 3). Quand on le présentera à l'antenne, il fera même un petit signe "coucou" à la caméra.
Fig. 3 |
Une relance avec des images de la tour aura encore lieu 1h06 après le début de l'émission. Alors qu'un de ses collègues teste un plat concocté en direct, l'animateur de l'émission s'adressera au téléspectateur en ces mots: "Pendant que vous goûtez, regardez ce qui est en préparation en ce moment au sommet de la tour RTBF (…) M. Samsonite, dans un instant, nous allons vous jeter du haut de la tour Reyers." A 1h07, l'image montre à nouveau l'ancien présentateur de l'émission saluer les téléspectateurs depuis le sommet de la tour. Aucun dialogue ne s'établit entre lui et le studio, mais le présentateur lui lance: "Salut Seb, à dans deux secondes, à l'extérieur du bâtiment." A 1h09, l'animateur ré-interpelle M. Samsonite, annonçant qu'on va le jeter de la tour. Ensuite, une voix off fait une annonce avant un écran pub: "Dans un instant, nous allons jeter plusieurs valises dans le vide (…). A tout de suite sur La Une". Le moment du lancer de valise a donc quasiment fait l'objet d'un compte à rebours.
Pluie et rhabillage
Après l'écran pub, on se retrouve à l'extérieur, au pied et au sommet de la tour. "Bonsoir ou rebonsoir, dit alors l'animateur. La soirée qui vous fait gagner des sous continue. On a complètement changé de décor, puisqu'on surplombe tout Bruxelles. On est sur la tour Reyers pour défier les grandes marques. Malheureusement je vous avoue, ce soir la vue est un poil bouchée". Et, comme il disait ces mots, voilà que la pluie s'abat de plus belle sur le toit de la tour. Il y pleut plus qu'à verse.
"Tiens? Etrange", ont peut-être alors pensé des téléspectateurs bruxellois en regardant par la fenêtre (si, à cette heure tardive, ils n'avaient pas encore baissé leurs volets). Chez nous, pas de pluie. Il doit y avoir un micro-climat près de ce cette tour." Mais bon, pas de quoi fouetter un chat. Peut-être pas sûr. Les observations relevées par l'IRM à Uccle révèlent en effet qu'il y a bien eu de fortes précipitations sur Bruxelles (8 mm sur un jour alors que la moyenne est de 1,8 mm/jour)… mais le mardi 16 mars. Le mercredi 17, il n'est tombé que 0,5 mm de pluie. Ce jour-là, le ciel s'est-il juste déversé sur la tour Reyers, et pile aux environs de 21h30?
fig. 4 |
Panne de logo
Ces quelques indices laissent un peu songeur. Et ne peuvent empêcher qu'on en vienne à se demander si, réellement, cette séquence de "lancer de valises" a bien été réalisée en direct à la suite de l'émission en studio, ou si elle n'aurait pas, par hasard, été pré-enregistrée. Cette mauvaise pensée quitte évidemment tout de suite les esprits honnêtes, car on ne peut envisager qu'une émission se voulant le Zorro de la consommation, dénonciatrice des arnaques en tous genres et chasseuse de vérité, ait elle-même tronqué celle-ci pour ses téléspectateurs. On ne peut pas y dire tout le temps que "on va se rendre tout de suite" à un "lancer de valises" si celui-ci a été pré-enregistré. Dans pareille émission, qui a sa réputation à tenir, on ne peut pas "faire croire" à du frais quand c'est du mis en boîte.
fig. 5 |
Et si c'était pas vrai?
Si tel est le cas, bravo aux juristes. Jamais on ne pourra accuser l'émission de tromperie sur la marchandise, puisqu'elle n'affiche plus à ce moment la fameuse mention "Direct". Très bien. Sauf que, lors de la première partie de 1h10, les images des préparatifs du lancer étaient, elles, toutes accompagnées du logo "Direct". Pas top. Et puis, tout a été fait pendant la "première" partie pour laisser croire que la "deuxième" partie de l'émission se déroulait elle aussi en direct, et était la suite de ce qui avait été réalisé en studio. Dans les cas qu'étudie si souvent cette émission, les "promesses trompeuses" ne sont-elles pas autant dénoncées que les tromperies elles-mêmes? Faire croire à quelqu'un·e qui ne décortique pas l'image pixel par pixel que le récit montré tient bien d'une seule pièce et se situe dans la même temporalité est médiatiquement pertinent. Mais cela correspond-il à ce que l'on peut attendre d'un programme qui dit de lui qu'ONPP est "un cri du cœur et un cri de consommateur-acteur"?
Bien sûr, tout ce qui précède n'est que suppositions et hypothèses. Il a peut-être très fort plu pendant quinze minutes sur Reyers ce soir-là. Certains membres de l'équipe ont peut-être réussi à se changer en un temps de record du monde. Et le logo "Direct" (ainsi que celui de La Une) n'ont peut-être pas été insérés pour une cause technique, ou parce qu'ils ne sont pas "passés" lors du transfert sur Auvio, contrairement à aux mentions de la première partie. Et Auvio a peut-être découpé l'émission en deux parce qu'elle était trop longue, ou parce que le personnel en poste a cru qu'il s'agissait de deux émissions différentes, ou parce que ça faisait bien… Qui sait. On aimerait fortement espérer que ces "peut-être" soient des réalités. Car ONPP est souvent une super émission. Et on ne peut que l'aimer comme pépite du service public. Sauf, par exemple, quand, sous prétexte d'expliquer aux gens comment faire des économies, on leur apprend à arnaquer les petits commerçants du coin en négociant partout pour réduire des prix qui, en Belgique, sont fixes…
Frédéric ANTOINE.