On ne connaîtra jamais la diffusion des titres de la presse belge francophone en 2024, ni les années qui vont suivre. Les éditeurs ont en effet décidé un black-out public sur ces informations (voir https://millemediasdemillesabords.blogspot.com/2025/04/black-out-sur-la-diffusion-de-la-presse.html). Mais pourquoi ? Voici les éléments de réponse les plus évidents, en quelques graphiques dont la comparaison dit tout (on peut cliquer sur les graphiques pour les lire plus aisément).
UNE PRODIGIEUSE CHUTE
Les données qu'on n'aura plus : celles relatives à la diffusion payante, c'est-à-dire le nombre moyen de journaux vendus sur papier au numéro et par abonnement + le nombre d'abonnements digitaux payants. Voici ce que donne la courbe de l'évolution de cette diffusion payante de tous journaux en Belgique francophone de 2017 à 2023, derniers chiffres rendus publics.
La tendance baissière de la courbe est continue depuis les années 1970, et se poursuit jusqu'en 2019. Les années covid la feront ensuite remonter. Mais, à partir de 2022, la tendance à la baisse reprend sa course.
Les éditeurs, qui avaient cru avoir touché le fond en 2019 et avoir réussi à rebondir en accumulant les abonnements numériques payants pour remplacer l'hémorragie des ventes papier, en sont pour leurs frais : les abonnés numériques ne parviennent finalement pas à stabiliser, voire à faire croître, les ventes. Catastrophe. Cachez donc ces chiffres que je ne saurait voir !
UNE PRODIGIEUSE STABILITÉ
Les données qu'on aura toujours : celles relatives à l'auditoire, c'est-à-dire à l'audience des journaux. Des données qui ne sont pas le fruit d'un comptage objectif, comme pour la diffusion. Dans l'impossibilité de comptabiliser tous les lecteurs un à un, la mesure d'audience se réalise sous forme d'une enquête auprès d'un échantillon constitué sur base de quotas. Des sondés à qui on demande de se souvenir des titres avec lesquels ils ont eu des contacts précédemment en leur montrant des logos des "marques" concernées (je résume un peu, mais sur le fond c'est ça). Voici ce que donne la courbe de cet auditoire de tous journaux en Belgique francophone de 2017 à 2024.
Grosso modo, sur l'ensemble de la période, la courbe du "total lecteurs", c'est-à-dire tous ceux qui ont eu un contact au cours des derniers mois, est stable : elle croît de 2019 à 2002, connaît une petite baisse en 2023, et repart à la hausse en 2024. La courbe des lecteurs "dernière période", c'est-à-dire ceux qui ont eu un contact très récemment (on pourrait dire: les "vrais" lecteurs) suit la même tendance, mais avec une amplitude plus faible. Son profil est plutôt en croissance.
COMPARAISON ET RAISON. OU PAS
Comme le montrent les courbes de tendance (en pointillés), entre 2017 et 2024, le "total lecteurs" a à peine baissé, tandis que celui des "lecteurs dernière période" a augmenté !
Côté exemplaires vendus, par contre, on est loin du compte.
La chute est bien visible, il n'y a pas photo. Davantage de gens "fréquentent" les titres de presse. C'est une bonne nouvelle. Mais les éditeurs n'arrivent pas à endiguer la baisse des ventes. Le bateau continue à couler même s'il compte plus de passagers, la plupart d'entre eux étant plutôt "clandestins", car n'ayant pas payé pour participer à la traversée… Et c'est bien là que le bât blesse toujours. Alors, autant cacher que l'on continue à écoper, globalement sans succès !
SELON LES CAS…
Précisons toutefois que les chiffres globaux présentés ici cachent des situations individuelles différentes. Côté lectorat comme côté ventes, les titres dits "de qualité" se portent mieux que la presse populaire ou régionale. Mais alors que la diffusion payante de toute la presse est en baisse en 2023, à l'exception de L'Avenir qui est stable et de L'Echo qui monte, les données pour le lectorat présentent des configurations beaucoup plus variées, surtout pour 2024. Sans doute une raison de plus pour jeter la diffusion aux oubliettes et plutôt mettre le lectorat sur le pavois …
COMME LA BOUTEILLE ?
Constater que les ventes baissent, serait-ce considérer avec pessimisme la bouteille de la presse comme à moitié vide, alors que se féliciter de la stabilité, voire de la hausse du lectorat, serait opter pour l'optimisme de la bouteille à moitié pleine ? Pas vraiment. Car ici, le volume dans la bouteille n'est pas le même selon qu'on la considère ± pleine ou vide. Volume présumé de lecteurs et volume des ventes ne sont en effet pas deux notions comparables.
Comme relevé précédemment, entre 2017 et 2024, avoir davantage de lecteurs ne correspond pas à réaliser davantage de ventes. Cacher les ventes aux yeux du public et ne lui révéler que ceux de l'audience revient à ne lui montrer qu'une des faces de la pièce. Celle qui reluit le plus. Alors que c'est l'autre face qui permet vraiment d'apprécier l'état de santé du malade.
N'est-ce pas aux médias que l'on reproche trop souvent de ne donner que de mauvaises nouvelles, et de ne parler que des trains qui n'arrivent pas à l'heure (sauf à la SNCB où un train qui arrive à l'heure, c'est une nouvelle tellement exceptionnelle qu'elle mériterait presque d'en faire une info) ? Les cordonniers sont donc vraiment les plus mal chaussés. Plutôt que d'annoncer de mauvaises nouvelles, les éditeurs préfèrent ne communiquer que sur les bonnes. Comme tous les patrons d'entreprises. Mais pas comme on l'attend d'un des acteurs essentiels de la démocratie garant de la bonne tenue de l'espace public.
Frédéric ANTOINE.