Depuis dix ans environ, chaque année en d'avril, le CIM mettait en ligne des "brand reports" de tous les médias écrits belges. On y trouvait à la fois des infos sur le tirage, les différents types de diffusion papier, payante ou gratuite, et sur le nombre d'abonnés numériques payants.Depuis peu, la précision de ces données permettait même de distinguer ceux qui étaient abonnés à une formule mêlant digital et print un ou deux jours par semaine de ceux qui avaient choisi que le full numérique ou celle du mix complet papier+digital. Ces rapports donnaient aussi des informations sur l'audience en ligne (mesurée par Metriweb) et sur le lectorat tel que le mesure le sondage annuel sur l'audience.
BAGUETTE MAGIQUE
Dénommés "stated", ces rapports de printemps étaient issus des déclarations des éditeurs. Et, vers novembre, ces données étaient remplacées par des rapports "authentified", une fois que le CIM avait pu vérifier les infos transmises par les éditeurs. Les chiffres variaient d'ordinaire peu d'un rapport à l'autre. Mais voilà que, en novembre 2024, ces fameux rapports certifiés n'ont été mis en ligne que pour un très petit nombre de médias (quelques magazines thématiques ou des éditions locales de 7Dimanche). Pour l'ensemble des autres titres : rien.
Étrange tout de même. On s'est alors rendu compte que, au même moment, tous les brand reports relatifs aux années précédentes à partir de 2017 avaient eux aussi disparu du site. Encore plus étrange. On a enfin attendu quelques mois, le temps de voir fleurir les brand reports de printemps. Et on n'a rien vu venir.
Le CIM étant intimement lié aux éditeurs de presse, qui sont les commanditaires de ses études et propriétaires de leurs données, on peut supposer que ce sont bien ces derniers qui ont exprimé au Centre d'Information sur les Médias leur souhait de ne plus voir rédiger de brand reports et que soit retiré l'accès public à tous les rapports qui figuraient en ligne depuis huit ans (1).
AUDITOIRE vs CLIENTÈLE
À l'heure actuelle, pour la quasi-totalité des médias écrits belges, les seules data qui restent disponibles sur le site du CIM sont relatives à la meure de leur audience, dont les données sont issues du "belgian publishing survey" annuel. Ces informations, si elles ne manquent pas d'intérêt, permettent seulement de circonscrire le volume et le profil de l'audience présumée de chaque média, mais ne fournissent évidemment aucune information sur l'état de santé réel de la presse, qu'elle soit quotidienne ou périodique, sur papier ou en ligne.
Or, ces données sont primordiales pour réaliser une véritable analyse de ce secteur. En effet, bien des médias écrits peuvent voir croître leur auditoire sans pour autant augmenter leurs ventes. Les deux éléments ne sont pas ontologiquement liés.
DE MOINS EN MOINS TRANSPARENTE
La méthodologie de l'enquête de lectorat que nous venons d'évoquer, et qui repose notamment sur des entretiens et les souvenirs des personnes interrogées, a, de plus, souvent été discutée. Nous ne nous attarderons pas sur ce sujet ici, car tel n'est pas notre propos. Par contre, la mise sous cloche des véritables données économiques permettant de mesurer l'état des médias écrits est regrettable. Être au courant non seulement du tirage, mais surtout de la diffusion réelle de tous les titres belges circulant sur notre marché, et de l'évolution des modes de diffusion, relève du droit à la transparence que l'on semble pouvoir demander aux médias.
Pour cela, il faudrait toutefois qu'il soit considéré que les groupes de médias ne sont pas des entreprises comme les autres. Que, parce qu'ils contribuent à bâtir et à informer l'opinion, les médias sont redevables à leurs usagers du droit d'en connaître davantage sur leurs "produits" que par la seule lecture des bilans qu'ils doivent annuellement déposer à la BNB. Être chien de garde de la démocratie, cela ne justifie-t-il pas quelques efforts ?
Mais voilà. À l'heure actuelle, les groupes médias sont souvent d'abord des entreprises. Ils cherchent donc surtout à appliquer l'adage "pour vivre heureux, vivons cachés". C'est-à-dire en étant le moins transparents possible. Surtout si certains indicateurs connus du public révèlent des fragilités.
UNE LONGUE GLISSADE
Les velléités des entreprises de presse de ne plus rendre publiques les données sur la diffusion de leurs titres (ce que les Anglo-saxons appellent 'circulation') ne datent pas d'hier. L'apparition des brand reports sur le site du CIM vers 2015 n'en constitue qu'un des indices. Avant cette date, le Centre d'Information sur les Médias publiait… quatre rapports par an sur la diffusion des titres de la presse. Un par trimestre.
Quatre documents détaillés qui permettaient de suivre la vitalité du secteur à l'instar du médecin consultant au chevet de son malade la courbe de ses températures. Car la presse était déjà alors un peu malade, mais pas trop. Elle était encore dans l'état euphorique du patient qui semble avoir trouvé le remède à son mal. En l'occurrence, en mettant tous ses contenus gratuitement en ligne, elle espérait attirer un large public qu'elle aurait l'occasion de vendre avec profit à ses annonceurs. On sait qu'il y eut loin de la coupe aux lèvres : certes, le public se rua sur ces médias numériques gratuits, alors qu'il devait payer s'il les consultait sur papier. Mais les annonceurs ne suivirent pas, et la rentabilité du "clic" n'atteignit jamais celle de la presse papier. Et c'est vers 2015 que tous les groupes de presse décidèrent de basculer du tout gratuit vers le (presque tout) payant. Alors que la maladie était déjà bien avancée…
Au lendemain du covid, les données, à l'époque encore disponibles, attestaient d'une reprise du secteur de la presse quotidienne où, sans parvenir à boucher les trous des hémorragies de clients "papier", les abonnés numériques croissaient en nombre. Une sortie de crise s'annonçait. Les derniers chiffres accessibles, ceux "stated" de 2023, semblaient devoir modérer ces réjouissances. La croissance du numérique payant paraissait se stabiliser, voire pire : devenir une décroissance. Est-ce cette absence de lendemain qui chante, peut-être confirmée par les chiffres 2024, qui a incité les entreprises de presse à exiger que la lumière des chiffres soit mise sous le boisseau ? Aucune donnée ne permet évidemment à ce stade de l'affirmer. Mais l'hypothèse parait tentante.
QUAND LE BÂTIMENT VA, TOUT VA
Lorsque tout va bien, qui n'est pas fier de montrer sa richesse ou sa réussite ? Mais lorsque les vaches maigres succèdent aux grasses, ne préfère-t-on pas plutôt se faire oublier ? En remontant l'histoire de cette publicité des données de presse, il est intéressant de constater que celle-ci n'est pas un fait récent. Quelques années après avoir créé sa publication trimestrielle La Presse - De Pers en 1954, l'association des éditeurs de presse belge décidera en 1958 de la compléter d'un annuaire annuel recensant toutes les publications réalisées sur le territoire national. Chaque support y bénéficiait d'une page, surtout destinée à présenter ses formats publicitaires, mais où figurait aussi une mention concernant la production des exemplaires du média. Très longtemps, l'information demandée aux entreprises de presse ne concernait qu'une donnée : le tirage. Alors que l'on sait que celui-ci n'est pas un indicateur pur de l'état d'un média, puisque rien ne permet de corréler le nombre d'exemplaires produits et celui des exemplaires diffusés.
Mais le tirage, c'était déjà cela. D'autant que l'annuaire précisait si celui-ci était une simple déclaration de l'éditeur, s'il avait été certifié par un bureau comptable ou par l'OFADI, qui était déjà chargé de contrôler la diffusion des titres qui l'acceptaient. L'annuaire présentait aussi une distribution des ventes de chaque titre par province. La presse alors se portait bien. Afficher des tirages importants (voire même exagérés) était un signe de bonne santé. Et il fallait le faire savoir.
DU SOLEIL À L'OMBRE
À partir de 1990, l'annuaire de la presse belge ajoutera une autre donnée essentielle à celle du tirage : grâce aux mesures du CIM, le tirage sera complété par la diffusion de chacun des titres présentés. Une petite révolution puisque, pour la première fois, les éditeurs acceptent que leurs médias soient évalués non en fonction de leurs ambitions (le tirage) mais aussi en fonction de la situation réelle du marché (la diffusion). Parallèlement, d'autres supports exploiteront alors les données du CIM. Lorsque, au tournant de l'an 2000, le CIM créera son site internet, celui-ci comprendra des données précises et très détaillées sur la diffusion des titres de presse écrite et ce, en remontant à 1995 (nombre de numéros, abonnements, vente au numéro, diffusion payante, services réguliers gratuits, tirage, % étranger). Qui plus est, ces data peuvent alors être lues par l'internaute sous forme de graphiques. Un luxe.
Ces éléments démontrent que, à cette époque, le souhait des entreprises était de communiquer de manière précise sur le volume effectif de leurs activités médiatiques. La tendance actuelle s'avère être à l'opposé. Il sera à l'avenir impossible d'encore étudier avec pertinence l'évolution de ce secteur, à moins que les éditeurs ne permettent aux chercheurs d'accéder à des données "secrètes", dont la lecture par le grand public aura été supprimée. Ce qui ne se fera pas sans doute sans de strictes conditions. Si cela se fait.
Peut-être faudra-t-il demain être du "sérail", c'est-à-dire soi-même actif dans le secteur de la presse ou de la publicité, pour pouvoir encore disposer de ces informations, et pouvoir les analyser. Avec distance et sans intention particulière.
Si cela aidera peut-être les entreprises elles-mêmes, pas sûr que la démocratie, elle, en sortira grandie.
Frédéric ANTOINE.
(1) Par la même occasion, toutes les références à la diffusion des médias écrits et à ses indicateurs ont été retirées du site du CIM, y compris de son glossaire.