L'an dernier, les ventes de la presse quotidienne francophone belge se sont moins bien portées qu'en 2021. Le niveau d'étiage, que l'on croyait atteint, ne l'était pas. Ce qui n'augure pas le meilleur pour les années à venir.
L'interprétation des données contenues dans les "brand reports" que le CIM n'a rendus publics qu'assez récemment le révèle : tous les titres de la presse quotidienne généraliste ont été dans le rouge en 2022.
En comparaison avec 2021, deuxième année de la pandémie, les deux marques de Rossel Le Soir et Sud Info perdent chacune 12% de diffusion payante totale (print + digital), tandis que les deux titres historiques de IPM chutent de 9% pour La DH/Les Sports et de 7% pour La Libre. Seul L'Avenir, dernière acquisition du groupe de la rue des Francs, est à peu près stable, avec une baisse de 2% seulement.
La claque est rude. En 2020-2021, la plupart des titres avaient mis fin à la spirale de perte qui les affectait depuis plusieurs années. Pour plusieurs quotidiens, les ventes numériques étaient venues éradiquer la malédiction. Tout le monde s'accordait pour dire que, en tout cas en ce qui concerne le nombre d'exemplaires vendus, la période du pain noir était révolue (1). Les chiffres 2022 déclarés par les éditeurs, et qui ont mis plus de temps que d'habitude a être rendus publics, laissent supposer que la période du covid n'a peut-être été qu'une parenthèse.
L'hypothèse est tentante d'expliquer ce repli inattendu (?) par l'incroyable élasticité de la vente digitale des quotidiens. Comme les ventes papier sont en recul constant chaque année, seule une diminution du nombre d'abonnés numériques en 2022 peut justifier l'échec de ce que l'on croyait une reprise. Tout laisse supposer que tel est bien le cas, et que la volatilité du client digital peut, une fois, expliquer ce revirement de tendance. L'affirmer chiffres à l'appui s'avère toutefois un peu plus compliqué, comme le fait remarquer Bernard Cools, Chief Intelligence Officer chez Space et chargé de cours invité à l'UCLouvain. En effet, les "brand reports" 2022 du CIM présentent d'une nouvelle manière la répartition entre les ventes papier et digitales, qui rend dans certains cas les comparaisons hasardeuses. Jusqu'en 2021, les données distinguaient clairement le papier d'une part, le numérique de l'autre. En 2022, une catégorie intermédiaire vient brouiller les cartes. Elle regroupe les ventes qui comprennent à la fois, certains jours de la semaine, un abonnement "papier" et, d'autres jours, un abonnement numérique.
Le distinguo est pertinent, car une partie des offres des éditeurs mise sur cette volonté du lecteur de parfois consommer rapidement, en ligne, de l'info, et de parfois prendre le temps de s'arrêter sur des articles sur un support physique. Mais, pour l'analyste, cela rend difficile la vérification des hypothèses liées à des évolutions diachroniques.
En pratique, seuls les deux titres historiques de IPM peuvent être soumis à cette vérification, car les "brands reports" 2022 du CIM ne reprennent pour eux aucune donnée intitulée "paid alternate subscription", que la note méthodologique du CIM définit comme : "abonnement alternant des exemplaires papiers et des éditions digitales replica". Par rapport à 2021 (chiffres vérifiés par le CIM), les déclarations de l'éditeur affichent dans les deux cas une baisse d'un peu plus de 950 abonnements numériques en 2022. Alors qu'ils ne cessaient par le passé d'être en croissance.
Néanmoins, malgré cette baisse des abonnements numériques, leur part dans le total des ventes des deux titres a légèrement crû (+1%) l'an dernier par rapport à 2021, et ce suite à la plus forte chute des ventes papier. Peut-on extrapoler la situation de IPM aux marques de Rossel ? Sans doute. Mais sans que, cette année, les statistiques puissent le confirmer. On ne le vérifiera qu'en 2024, avec les chiffres 2023.
PETIT ÉCART
Les données 2022 permettent en tout cas de constater un rétrécissement des écarts entre certains titres en compétition. Alors que, en 2021, Le Soir était largement en tête du total des ventes (voir premier graphique en haut de page), en 2022 la différence avec L'Avenir s'amenuise largement et n'atteint plus 2000 exemplaires (quelque soit le support utilisé). Ce rapprochement provient clairement de la chute des ventes du quotidien vespéral, son confrère namurois n'ayant quasiment pas perdu de ventes en 2022. Sud Info, qui fut jadis en tête du classement des la diffusion payante, ne vient une nouvelle fois plus qu'en troisième place. L'année n'a vraiment pas été bonne pour les titres de la rue royale. Suivent les titres historiques de IPM. Le quotidien économique
L’Écho
et le quotidien germanophone ferment la marche, L’Écho ayant réussi à accroître ses ventes de 6% l'an dernier.
DU PAPIER, SVP
Si elle crée des comparaisons moins aisées, la nouvelle catégorisation du CIM rend par contre plus clair un des défis majeurs auxquels les entreprises de presse sont confrontées à l'heure actuelle : celui de la place à accorder au papier. La rubrique "paid alternate subscription" permet de mesurer que celui-ci est encore plus important qu'on ne peut l'imaginer.
La catégorie que nous avons ici appelée "total paid mix" (en orange sur le graphique) se montre particulièrement présente chez Rossel (et surtout chez Sud Info), alors que, comme évoqué ci-dessus, elle n'entre pas en compte pour les titres historiques de IPM. La vente d'abonnements uniquement numériques occupe un place aussi importante pour Le Soir, La Libre Belgique et, proportionnellement, pour L’Écho.
Si les diffusions payantes du Soir et de L'Avenir sont désormais au coude-à-coude, l'analyse de leurs types de ventes confirme que les deux titres se situent dans des modèles économiques aux antipodes l'un de l'autre. L'essentiel du quality de Rossel se trouve du côté des ses abonnements numériques. Alors que la très grande majorité des ventes du régional namurois est liée uniquement à des ventes papier.
80% de la diffusion payante était, l'an dernier, liée à des ventes print, pour L'Avenir tout comme pour le Grenz Echo. La DH/Les Sports repose elle aussi essentiellement sur ses ventes uniquement papier. La Libre Belgique réalise toujours plus de 50% de ses ventes en papier. Les titres de Rossel sont par contre peu liés uniquement au papier.
Mais il ne faut pas perdre de vue que, même dans le cas d'abonnements mixtes papier+digital, une partie relève du print. Si l'on ajoute cette nouvelle catégorie aux ventes uniquement papier, les chiffres deviennent plus impressionnants encore pour quasiment tous les quotidiens du sud de la Belgique (voir graphique ci-dessous).
IMBROGLIO
La nouvelle catégorisation du CIM contribue à montrer que les quotidiens ne se sortiront pas si aisément que cela de la spirale de l'édition papier, qui les oblige à concevoir en parallèle deux types de production. Le regroupement de l'impression de tous les titres chez Rossel n'y change rien : ce n'est pas demain qu'en un coup de baguette magique, le print pourra faire place nette.
Sauf à considérer que le passage par la case "mixte" print+digital n'est que temporaire et que, un jour, les abonnés de ce troisième type pourront être convertis au digital only. Mais rien n'est moins sûr, car c'est justement sur le jeu entre la rapidité du numérique et le plaisir du produit physique qu'il plaît de surfer pour beaucoup d'utilisateurs…
Frédéric ANTOINE.
(1) Pour ce que rapportent ces ventes, c'est autre chose…
Note: une version de travail de ce post a été publiée le 2/7 mais retirée du blog en vertu des approximations d'interprétations qu'elle pouvait comprendre. Ce nouvel article entend les nuancer.