Dans la version originale de cette série d'enquête-reportage diffusée par la VRT, "il" apparaît simplement sous l'intitulé de "familielid" ('membre de la famille'), ce qui ne veut en définitive pas dire grand chose à son propos, ni au sujet de sa proximité avec M. Salah Abdelsman (1). Ce "familielid"revient à de nombreuses reprises à l'écran dans le premier épisode de la série, un épisode destiné à inscrire le terroriste dans son univers et celui de sa famille, mais aussi à raconter les jours précédant les attentats de Paris.
Le jeune homme dont question ici est filmé à contre-jour, dans ce qui ressemble à une cafeteria située aux derniers étages d'un bâtiment du centre de Bruxelles. S'exprimant dans un français de grande qualité, recourant à des termes précis et à des mots extrêmement choisis, il n'est sans doute pas Belge, ou issu de l'immigration marocaine en Belgique. A un moment, dans une de ses interventions, il utilise en effet l'expression "soixante-dix" au lieu de "septante". Comme on le sait, la formule "soixante-dix", reposant sur la vieille règle de calcul par vingt et non par dix, est usitée en France et non en Belgique, mais… est enseignée dans les cours de français donnés en Flandre, où il s'agit d'enseigner la langue de Voltaire et non celle de Simenon. Fort de cela, il y a donc très de peu de chances que le personnage en question puisse être un proche direct de M. Abdeslman, même s'il est un membre de sa famille… Or, dans son récit, tout est là pour affirmer le contraire.
OMNISCIENT
Ce "familielid" semble en effet tout connaître de la vie du futur terroriste. Alors que divers témoins extérieurs à la famille sont interviewés par les auteurs de la série, qui recourent aussi à des reconstitutions d'interrogatoires clairement réalisées à partir de documents officiels, le "familielid" intervient fréquemment pour apporter une confirmation, une certification, aux dires des autres personnes. Comme s'il savait, mieux qu'elles-mêmes, ce dont elles parlaient.
Mieux que cela, il donne l'impression d'avoir été présent à de nombreux moments de la vie de M. Salah Abdeslam, notamment lors sa jeunesse à Molenbeek, comme s'il les avaient vécus avec lui. Et, surtout, il paraît avoir été avec lui et sa famille très proche pendant les derniers jours précédant les attentats de Paris. Il apporte ainsi un témoignage très fort à propos du "dernier baiser" que le frère du terroriste (qui décédera en kamikaze pendant les attentats) pose en pleine nuit, et alors que celle-ci est endormie, sur le front de sa mère avant de partir pour Paris. Son témoignage laisse à penser qu'il était dans la chambre de cette dame au moment où cela s'est passé. Or, c'est évidemment impossible.
Il raconte aussi, comme s'il y avait assisté, la dernière rencontre entre M. Abdelsman et sa fiancée, moment où le terroriste lui laisse comprendre ses intentions et lui fait ses adieux. Et ce alors que les deux personnes concernées étaient clairement seules lors de ce rendez-vous. La fiancée de M. Abdeslman s'étant rapidement confiée à la police par la suite, il eût fallu que le "familielid" soit aussi fort proche de cette personne-là pour pouvoir rapporter cet événement intime. Il est en effet à peu près impossible que le "familielid" ait eu un contact direct avec M. Abdeslam entre cette séance d'adieux et le moment des attentats. A moins qu'il ait alors (ou plus tard) accompagné dans sa fuite. Mais il est alors fortement impensable que ce personnage livre à la VRT pareille interview alors qu'il serait, en fait, un complice d'Abdeslam, toujours en liberté et nullement inquiété…
ETRANGE TEMOIN
"Membre de la famille", ce personnage donne donc l'impression de tout savoir et d'avoir été présent à tous les moments-clés, ce qui n'est pas possible. Ce qui pose la question du poids réel d'un témoignage qui se présente, tant par la forme de son récit que par l'expression qu'en donne l'auteur, comme étant "de première main". Alors qu'il ne peut l'être.
La critique historique distingue clairement trois types de témoins: le "témoin direct", le "témoin indirect" et le "témoin indépendant". Le "familielid" auquel on a recours dans ce premier volet de la série y est présenté comme un "témoin direct". Or il est, au mieux, un "témoin indirect", et probablement plutôt un "témoin indépendant". Il n'est en effet pas quelqu'un qui a assisté à tous les événements qu'il narre. Ni sans doute quelqu'un qui aurait eu des rapports directs avec les principaux protagonistes de l'affaire, qui lui en auraient raconté certaines scènes (en tout cas, il ne déclare jamais que ce qu'il affirme lui a été rapporté par quelqu'un). Il est donc plutôt une personne qui, ayant collationné diverses informations venant de sources variées, les a "compilées" et en a refait une histoire. Cette enquête-reportage laisse toutefois une toute autre impression…
VRAI NARRATEUR
On pourrait s'étonner qu'une série de ce niveau utilise ce type de subterfuge. Si ce n'est pour l'utiliser afin de nourrir son récit. Car finalement, c'est bien d'abord à construire la narration que sert ce personnage inconnu. Alors que le film n'a pas de réel narrateur permanent, dans ce premier épisode, c'est le "familielid" qui remplit en fait ce rôle. C'est lui qui assure l'existence d'un fil rouge. Il est l'élément fournissant au récit sa cohésion et sa dynamique.
On n'ose imaginer que, pour remplir ce rôle avec autant de brio, ce "familielid" ait été quelque peu "briefé" ou "aidé" par la production afin d'avoir la capacité de fournir pareil témoignage. Ni que les grands axes de ses interventions lui aient été quelque peu "soufflées à l'oreille". De même, on ne peut évidemment penser une seule seconde que l'expression "soixante-dix" lui a été suggérée par des membres de l'équipe de production ayant acquis leur connaissance du français dans le cadre scolaire flamand. Tout cela n'est pas pensable. Nous sommes ici devant un journalisme de haute qualité, qui ne peut bien sûr être suspecté de la sorte.
Reste donc, néanmoins, à se demander qui est bien ce curieux personnage, et d'où il tient cette connaissance si précise d'événements qui se sont déroulés dans le secret de l'intime…
Frédéric ANTOINE.