Les auditeurs continuent à fuir la radio 'périphérique' française Europe 1. Sa reprise par Bolloré n'a rien amélioré. Que du contraire. À l'heure de la complémentarité des médias, la station est-elle vouée à disparaître, en se transformant en version audio de CNews ? La radio en ersatz de la télé, ça peut-il faire une bonne recette ?
Il est loin le temps où Europe 1 (ex-Europe n°1) caracolait en tête des audiences aux côtés de RTL et de France Inter Paris. Dans le dernier relevé de Médiamétrie (qui se base sur du déclaratif d'écoute "veille"), la radio dont l'émetteur historique se trouvait en Sarre se retrouve loin derrière les autres grands réseaux "généralistes", publics ou privés.
Il y a une vingtaine d'années, il en était tout autrement. Les parts d'audience d'Europe 1 et de France Inter, derrière RTL, étaient à peu près équivalentes. De nombreux commentaires ont dès lors considéré que la dégringolade prodigieuse d'Europe 1 était continue depuis dix ans. En fait, il n'en est rien.
Selon les données de Médiamétrie (période de comparaison novembre-décembre), Europe 1 a perdu ses premières parts d'audience (PDA) au tournant des années 2000. Mais, ensuite, la station (en bleu clair gras sur le graphique) s'est constamment située entre 7,5 et 9% de PDA. À peu de choses près, on pourrait parler d'une courbe d'audience plane. Jusqu'à fin 2015. À partir de 2016, la courbe plonge, connaît un léger rebond en 2019 et continue ensuite sa chute. Mais, en PDA, celle-ci est peu prononcée entre 2020 et 2021.
COLAPSADA
Si l'on tient compte de l'audience cumulée, c'est-à-dire de tous les auditeurs qui ont eu un contact avec la station, la forme de la courbe diffère quelque peu. La dégringolade depuis 2016 paraît alors encore plus manifeste en % d'audience cumulée, la perte d'auditeurs en fin 2020 et fin 2021 étant très marquée. Sa traduction en chiffres absolus d'auditoire est plus parlante encore.
Entre 2015 et 2021, la station créée par Maurice Siegel a perdu 2.551.189 auditeurs, soit plus de la moitié de ceux qu'elle possédait avant cette colapsada. Et aussi depuis le début de ce siècle, environ. Au sein de cet effondrement, la reprise en main par Bolloré depuis l'été 2021 ne constitue, en définitive, qu'une péripétie de plus dans un processus à l'œuvre depuis 2016.
L'automne de cette année-là est celui du grand basculement de la programmation de la station, en dehors de sa matinale et de ses programmes de soirée. C'est alors que l'on introduit les récits de Christophe Hondelatte à 10h30 du matin, alors que ce type de programme était jusque là réservé à l'après-midi. C'est alors que Anne Roumanoff débarque à midi, moment où débutait précédemment la tranche d'infos de la mi-journée, et qu'apparaît dans cette tranche une émission intitulée "La famille Europe 1".
C'est alors que Nikos Aliagas se voit attribuer tout le créneau de l' afternoon drive (et même le pré-afternoon) avec un talk de vedettes remplaçant à la fois une émission plutôt intimiste et féministe et le talk-show qu'animait Cyril Hanouna.
Des bouleversements tellement à l'opposé des usages des auditeurs que toute cette grille sera revue en janvier 2017 (c'est-à-dire après la période de mesure d'audience analysée ici). Mais le mal était fait. Si les adaptations apportées permettront de stabiliser les pertes, elles ne donneront pas l'occasion de remonter la pente.
C'est aussi à l'automne 2020 ques formats que revêtent la programmation ont, eux aussi, changé. Lorsque, par souci d'économie, la station va multiplier en daytime les
émissions de deux heures, jusque là fort peu nombreuses. Difficile de
tenir 120 minutes avec un même contenu, et de garder l'audience en haleine pendant
un laps de temps si long. Ce n'est pas sans raison que les formats
courants des radios de rendez-vous (hors plages musicales) sont d'ordinaire plutôt
d'une heure, voire au maximum de 90 minutes (1).
ÊTRE DANS SES CHARENTAISES
Le deuxième coup de grâce de l'audience lieu lors de la saison 2019-2020, année du covid qui a eu un impact sur la consommation de la radio sur le chemin du travail (morning drive et afternoon drive). Il ne peut pas directement s'expliquer par la survenance des modifications lourdes dans les contenus de programmation. Celles-ci auront plutôt lieu à l'automne 2021, sur le ton d'un rapprochement imposé avec CNews.
Précédemment, c'étaient plutôt des paris osés sur la grille et le recours à des 'animateurs'-vedettes, ainsi des questions d'économie qui avaient piloté les changements de programme. Ainsi que le départ de certaines vedettes aspirateurs d'audience comme Laurent Ruquier, remplacé un temps par Cyril Hanouna avant que cette tranche d'avant soirée ne soit totalement modifiée plusieurs fois.
L'auditoire d'une radio est caractérisé par sa fidélité. Sur une radio de contenus (aussi appelée "de rendez-vous"), l'auditeur, en linéaire, se branche pour écouter des programmes précis. L'audience cumulée est atteinte par l'addition de publics successifs qui se rendent tour à tour sur une station afin d'y suivre leur(s) émission(s) favorite(s). Contrairement à la radio de flux, l'auditeur des radios dites 'généralistes' est fidèle à une émission, à un animateur, et non à un format ou à un type de musique. Modifier l'offre de programme ne peut que le perturber. Les glissements de programmes d'une case à l'autre de la grille le dérangent tout autant. S'il ne sent plus dans ses Charentaises, il y a toujours des risques qu'il choisisse de retrouver ailleurs les contenus que la radio qu'il écoutait ne propose plus.
VASES COMMUNICANTS ?
Nous ne disposons pas de toutes les données précises de Médiamétrie. En analysant seulement celles en notre possession, d'intéressantes observations peuvent être réalisées à partir des tableaux ci-dessus. En ne s'intéressant plus aux courbes d'Europe 1 seule, mais à leurs interrelations avec celles des autres radios. Sur la période 2007-2021, à l'instar de RTL qui est le meilleur exemple, certaines stations peuvent être considérées comme relativement stables, tant en PDA qu'en audience cumulée. Hormis Europe 1, un seul des grands réseaux pris en compte ici connaît sur cette période une perte d'audience, mais après en avoir gagné : NRJ (2). D'autres radios affichent une des courbes en hausse. Et, particulièrement, France Inter. En parts d'audience, la radio publique est assez stable jusqu'en 2014, puis croît de manière importante. La tendance est encore plus marquée en nombre d'auditeurs.
De 2007 à 2015, le total d'auditeurs d'Europe 1 et de France Inter est relativement proche. La radio publique supplante certes la station privée, mais de quelques centaines de milliers de personnes "seulement", pourrait-on dire. Après 2015, tout change: Europe 1 plonge, France Inter décolle. La perte de l'une paraît même, à première vue, être identique au gain de l'autre. Ce n'est pas tout à fait le cas : davantage d'auditeurs d'Europe 1 la quittent que France Inter n'en accueille de nouveaux.
La comparaison de l'auditoire des deux stations par rapport à leur nombre d'auditeurs de 2015 confirme qu'Europe 1 perd, depuis lors, davantage d'auditeurs que la radio publique n'en gagne. Mais on ne peut s'empêcher de penser qu'il pourrait s'être passé depuis cette année pivot un phénomène de vases communicants, une partie du public d'Europe 1 la délaissant au profit de France Inter. Et non de RTL. Sans doute existe-t-il des données plus précises que celles à notre disposition pour confirmer ou infirmer cette hypothèse, mais celle-ci nous semble plausible. Plutôt urbain et proche des CSP+, l'auditeur d'Europe 1 recherche du contenu, et notamment de type 'enrichissement des connaissances'. France Inter et Europe 1 ont depuis de nombreuses années essayé de viser ce type d'audience, l'une plutôt par le haut, l'autre davantage dans une approche plus légère, allant à certains moments jusqu'à de l'infotainment (ce qui n'a pas nécessairement aidé la station).
Il est aussi clair qu'une partie de cet auditoire fuyant constitue aujourd'hui un des bataillons de l'audience des podcasts de Europe 1, qui sont parmi les plus écoutés de France et qui n'imposent plus à l'écouteur de se soumettre aux diktats horaires d'une grille de programmation. Mais nous n'avons pas les moyens de mesurer les flux entre l'un et l'autre.
LE FACTEUR "HÉRITAGE"
La radio publique a-t-elle siphonné le public d'Europe 1 au fur et à mesure de ses errements programmatiques, puis des appréhensions liées à la main mise du groupe Bolloré sur le média ? Si tel est le cas, le reste du public d'Europe 1 acceptera-t-il encore davantage de rapprochements entre sa radio et CNews, au risque que celle-ci ne devienne plus que "le son de la télévision"?
On n'en est pas là.
Ce sont ses journalistes et ses animateurs qui continuent à produire l'ADN de cette radio, et à essayer de maintenir la marque à flot. Europe 1 bénéficie d'un "facteur héritage" important. Si important sans doute que son auditoire est plutôt revêche aux changements, surtout s'ils sont motivés par des raisons économiques et financières.
Force est toutefois de constater que la France pénètre (enfin?) dans le modèle des "groupes audiovisuels" tel qu'il fonctionne quasiment partout dans le monde, c'est-à-dire possédant à la fois des radios et des télévisions. Longtemps, en France, la propriété de ces deux types de médias a été distincte. Même l'audiovisuel public n'a pas, jusqu'à présent, uni ses branches radiophoniques et télévisuelles. Le rachat de RTL France par M6 a sonné le début de cette nouvelle ère. Les rapprochements entre Europe 1 et CNews en constituent une autre étape. Mais différente. Il existe une grande homologie entre M6 et RTL, que se soit sur la conception du rôle des médias, leurs projets, leurs contenus, leurs programmations et leurs publics. On peut aisément switcher de l'un à l'autre, comme le fait Julien Courbet tous les matins.
Europe 1 est une radio généraliste et CNews une chaîne thématique d'infos. La configuration est différente. Et sans doute aussi les publics, particulièrement depuis que cette chaîne de news a pris un tournant plus politique. Autant le mariage un peu forcé entre RTL et M6 peut-il se terminer par la paix des ménages, autant celui d'Europe 1 et CNews risque de mener à une union contre nature. Mais quand on s'en apercevra, il sera sans doute trop tard : d'espèce en voie de disparition, les auditeurs d'Europe seront tout simplement passés aux abonnés absents. Et seront devenus d'habiles consommateurs de podcasts non-native. Pour toujours ?
Frédéric ANTOINE.
Traitement des données programmatiques: à partir de la source http://radioscope.fr/grilles/europe1/europe12016.htm
(1) Tournant peu heureux abordé par Europe 1 pour certains de ses programmes dès sa funeste réforme de 2016 qui dérouta l'auditeur.
(2) NRJ figure dans notre analyse parce qu'il est le premier réseau musical important.
Lire aussi (pour les abonnés) cet article auquel ont aussi contribué des amis et collègues du GRER, le Groupe de Recherches et d'Etudes sur la Radio : https://www.challenges.fr/media/radio-le-virage-editorial-de-bollore-a-europe-1-nenraye-pas-la-chute-des-audiences_796648