Alors que la FWB s'apprête à offrir 40 millions d'euros au luxembourgeois RTL Group, le même gouvernement dépose sur la table un avenant au contrat de gestion de la RTBF destiné à réduire les ressources que l'opérateur public peut escompter obtenir de la vente d'espaces publicitaires. Etrange, vous avez dit étrange?
Tous les médias dont une partie des ressources dépend de l'insertion de publicités commerciales ont souffert de la crise du covid. Dans l'audiovisuel, la situation n'est pas différente pour l'opérateur public, les grands réseaux privés, les chaînes thématiques ou les télévisions locales.
Face à ce marasme généralisé, on aurait pu s'attendre à ce que l'Etat s'engage dans un plan d'aide généralisé, ou dégage un montant global de soutien, ou encore propose à tous les opérateurs intéressés de faire appel à son intervention.
Sauf erreur, cela ne semble pas être le cas, seul le RTL Group se voyant jusqu'ici promettre l'octroi d'une aide substantielle qui, si elle pourra peut-être permettre d'éponger un peu le déficit covid, n'endiguera les autres problèmes dans lesquels la filiale belge l'entreprise luxembourgeoise est empêtrée depuis plusieurs années. On pense notamment à ses difficultés endémiques de passage vers le numérique, à la concurrence des plateformes payantes, à l'avidité de son actionnaire en matière de dividendes, ou à l'absorption d'une partie du marché pub en FWB par le groupe TF1, opérant via la régie publicitaire de RTL Belgique elle-même…
DOUBLE PEINE
Quand, au même moment, on apprend que le gouvernement de la FWB, fidèle à sa déclaration de politique générale, va proposer de modifier le contrat de gestion de l'opérateur public pour y réduire la possibilité d'obtenir des recettes de publicité commerciale, on commence à se poser des questions. La concomitance des deux informations est trop belle pour paraître fortuite. On comprend donc que certains parlent à ce propos d'une "double peine" pour la RTBF. D'une part, voir que son concurrent étranger, membre d'un géant mondial des médias, bénéficier pour la première fois de l'histoire d'une aide publique alors que le service public n'a pas droit à la même sollicitude. D'autre part, au contraire, se voir privé de recettes commerciales qui lui permettaient d'exercer ses activités, l'Etat étant de longue date incapable de fournir un financement suffisant pour ne pas avoir à recourir à ce genre de recettes.
Pratiquement, la rencontre de ces deux mesures est sans doute due à un hasard de calendrier. Mais, même en ce cas, un peu de sensibilité, voire de tactique politique, aurait peut-être permis d'au moins éviter l'impression donnée, et les interprétations que cette coïncidence inspire…
CERVEAUX DISPONIBLES
Au-delà de cela, les deux choix opérés par le gouvernement de la FWB révèlent la représentation qu'il se fait du rôle des acteurs privés et publics au sein du paysage médiatique audiovisuel.
De longue date, certains des partis au pouvoir en FWB ont dénoncé l'impact de la publicité sur l'offre de programmes de l'entreprise qui en dépend. Celle-ci infère sur la grille, le type de programmes proposé, leurs contenus… A ce propos, la fameuse phrase de feu Patrick Lelay (TF1) sur le "temps de cerveau disponible" qui préside au choix des programmes de télévision diffusés entre les spots publicitaires est devenue une référence classique, d'autant plus forte qu'elle venait en droite ligne d'un des orfèvres en la matière. Dans les médias privés, cette interaction de la publicité sur l'offre de contenu est inhérente au modèle.
En vertu de la théorie économique des "two sided markets", on peut considérer que, en échange d'une gratuité d'accès aux contenus, le consommateur de ce type de médias accepte, sciemment, implicitement ou inconsciemment d'être instrumentalisé et utilisé par l'opérateur en tant que monnaie d'échange vis-à-vis de ses annonceurs. Et ceci, que cela paraisse éthique ou non (1).
La question éthique (ou philosophique) peut, par contre, être soulevée dans le cas de médias publics, majoritairement (si pas totalement) financés par de l'argent public. L'usager d'un média public, réputé être 'au service du public', est-il un objet, dont le profil de consommateur peut impunément être vendu par l'opérateur à son annonceur? En fonction de leur positionnement politique ou de leurs convictions, tous les partis peuvent avoir, à ce propos, une lecture différente, ou évaluer de manière variée l'importance de cette problématique.
Les choix du gouvernement de la FWB sont visiblement inspirés par ce type de regard éthique ou philosophique. Mais, l'Etat étant incapable de soutenir l'ensemble du financement de son opérateur public, le gouvernement 'se contente' de minimiser l'impact de la publicité sur l'offre proposée par ce dernier.
DES ETINCELLES
Il paraît plus étrange que cette minimisation soit imposée en cours de contrat avec l'opérateur. Un contrat est supposé valide pendant toute la durée pour laquelle il a été fixé. Il cliche les règles du jeu, afin de permettre à l'opérateur de programmer sa stratégie sur l'ensemble de la période concernée. Modifier les règles en cours de partie remet évidemment ces modalités en cause, et met l'opérateur en position difficile. On pourrait alors considérer qu'il appartient à l'Etat lui-même de compenser les réductions de ressources imposées à l'entreprise. Est-ce le cas? N'étant pas dans le secret des dieux, nous n'avons pas de réponse à ce propos, mais il semble que cela ne soit pas le cas.
Si l'on ajoute à cela la perte de revenus liée à la crise covid, non compensée elle aussi, il ne peut venir à l'esprit qu'une seule interprétation: ces événements ne sont-ils pas autant d'étincelles ou d'allumettes destinées à manifester la volonté de l'Etat d'amener l'opérateur public à revoir, face à une réduction de recettes, son offre et sa stratégie? A se remettre en cause?
Un énorme chantier pourrait être amorcé à ce sujet. L'opérateur public doit-il tout faire? Est-il obligé d'être présent sur tous les fronts, et de chercher à répondre coup par coup à toutes les initiatives de ses concurrents? Ou le service public doit-il se recentrer, se focaliser sur ce qui est davantage de l'ordre de l'essentiel (en ayant déterminé ce que le terme recouvre)? En fonction des réflexions développées par certains partis, que ce type de question circule ne doit pas être exclue.
Avant d'arriver à cela, il devrait se tenir à ce sujet une large consultation, dont les considérations socio-économiques ne peuvent être absentes. Mais tout cela devrait être programmé, organisé, et prendre du temps. Ne pourrait-on imaginer de nouveaux "Etats généraux de l'audiovisuel public", au même titre qu'il y eut, il y a de nombreuses années, une initiative politique de nature à peu près identique?
En l'état, face à de pareils enjeux, les projets actuels paraissent peut-être plus qu'un peu précipités…
Frédéric ANTOINE.
(1) Ce qui pose d'autant plus la question d'une aide apportée par l'Etat à ce type d'opérateur privé…