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Regard médias

Il y en a des choses à dire sur les médias en Belgique…

28 avril 2021

LA COVID N'A PAS IMMUNISÉ LA PRESSE PÉRIODIQUE DE SES PERTES ENDÉMIQUES

En 2020, les magazines se sont encore moins vendus que les années précédentes. Et les acheteurs n'ont pas basculé vers le digital à cause du manque quasi-total de projet de monétisation numérique de la plupart des titres. Comme si, plutôt que de lancer les canots de sauvetage, il valait mieux se laisser couler avec le navire…

Oui, certains titres de la presse magazine francophone belge ont pu voir leur audience croître en période de covid. Mais plus de lecteurs ne signifie pas plus de ventes. Alors que, désœuvrement et ennui aidant, le confinement était le moment idéal pour partir à la pêche aux nouveaux acheteurs ou à ceux qui étaient partis, les ventes des magazines n'ont pas bénéficié de l'effet pandémie. Cela fait des années que la diffusion print payante des périodiques est en baisse. Et, pour la plupart, 2020 n'a pas failli à la règle. Les brebis égarées ne sont pas revenues débourser quelques euros pour se mettre à (re)lire leur magazine préféré. 

Du côté des quotidiens, en 2020, plusieurs titres ont réussi à redresser la barre, essentiellement grâce à la monétisation numérique de leurs contenus (1). Dans le camp des magazines, ce type de stratégie est toujours aux abonnés absents. Certes, on peut consulter des contenus gratuits sur leurs sites et, quand ils en ont, sur leurs applis. Mais côté payant, rien à l'horizon. Ou presque. La descente infernale est-elle donc inexorable?

 

Tous perdants

Tenant compte du fait que les chiffres actuellement disponibles sont des déclarations d'éditeurs, mais que celles-ci sont toujours fort proches des données certifiées par le CIM, force est de constater que, pour les hebdomadaires, la diffusion totale payante (print payant + digital payant) de tous les titres était en baisse en 2020 (2). Toute diffusion payante confondue, l'ordre de préséance des titres est resté à peu près inchangé par rapport aux années précédentes. Comme par le passé, trois leaders dominent le marché, mais il n'y en a plus qu'un seul à vendre à plus de cent mille exemplaires : Ciné Télé Revue. Télépro est descendu en dessous de cette barre symbolique. Quatre titres se retrouvent ensuite, souvent dans un mouchoir de poche, entre cinquante et quarante mille exemplaires. Hormis Paris-Match, qui frise encore les trente mille, les autres titres sont tous en dessous de vingt mille ventes.

Ceux qui s'en tirent

Si tous les titres sont affectés,  le naufrage de la diffusion payante 2020 ne revêt pas partout la même importance. Nombreux sont ceux dont les pertes s'avèrent, cette année, relativement minimes.

Ainsi, avec leur -2% seulement, Femmes d'aujourd'hui, Télépro et Paris Match s'en sortent plutôt bien. Pour Paris Match, la perte est beaucoup moins sensible qu'en 2019 (le titre avait alors perdu 9% de diffusion payante par rapport à 2018). Cette même année-là, l'hebdomadaire féminin de Roularta n'avait perdu que 1% de diffusion payante, et le magazine télé verviétois 2,5%.

Les pertes atteignent environ 8% pour Ciné Télé Revue et Spirou, qui avaient déjà perdu le même pourcentage de ventes l'année précédente. Le Vif, à -9%, fait moins bien qu'en 2019, où il n'avait perdu que 5%. Aux environs de 10%, on trouve Télé Star, Télé Pocket et Le Soir Magazine. En 2019, les deux premiers titres avaient vu leurs ventes baisser de 7% et 6%, tandis que le magazine de Rossel n'avait quasiment pas perdu de clients. La descente de 2020 constitue donc là un véritable signal d'alarme. Que dire enfin de Moustique (-12%) et Flair (-14%) ? En 2019, le news magazine midmarket accusait déjà une perte de 8%, tandis que l'hebdo "jeunes femmes" était à -20%. Le titre racheté par IPM s'enfonce donc davantage, alors que celui de Roularta se porte un peu moins mal.

 Rendez-vous en terre inconnue

Ces comparaisons confirment que 2020 n'a pas apporté de nouveaux acheteurs "papier" aux magazines destinés aux Belges francophones, que du contraire. La tendance baissière, relevée sur la durée dans un précédent article de ce blog en 2020, n'a pas été endiguée. Car nous parlons bien ici du support physique. Côté digital, on doit une nouvelle fois se pincer pour être sûr de ne pas rêver devant les scores de ventes numériques affichés par les éditeurs. En monétisation numérique, les magazines sont à peu près nulle part.

Continuant sur une ligne tracée depuis sa reprise par Nethys-Editions de L'Avenir, Moustique est le seul magazine à avoir une réelle stratégie de monétisation en ligne, mais celle-ci ne lui permet pas d'atteindre 8% de ventes du produit en digital. Le Vif affiche un petit 3%, le Soir Mag 2%… et c'est à peu près tout. Mis à part ces hebdos qu'on peut plus ou moins qualifier, dans des créneaux différents, de news magazines, le vide s'étire jusqu'à l'horizon. On a l'impression que, pour plusieurs titres, seuls des lecteurs vraiment écologistes, voulant ne plus consommer de papier, ont fait la démarche de quémander un abonnement digital. Mais que rien n'a été réalisé pour attirer le lecteur vers le numérique, ou y faire venir de nouveaux clients. Ciné Télé Revue vient d'entreprendre des actions dans ce domaine, notamment avec un abonnement à prix promotionnel et la création d'une appli associée. Mais le magazine de Rossel est bien seul. Comme écrit plus haut, cela ne veut pas dire que les autres titres sont inexistants en ligne, mais leurs contenus y sont gratuits, et rien n'est fait pour promotionner une version numérique, à laquelle certaines rédactions semblent n'accorder que très peu d'intérêt. Même chose sur les réseaux sociaux, où certains magazines sont très actifs, mais qui ne jouent pas le rôle de rabatteurs vers un digital payant. Quant aux applis, quelques titres y proposent de s'y abonner au repliqua du papier. Mais Flair n'a qu'une appli pour sa version en néerlandais, et le terme "appli" semble inconnu chez Télé Pocket, Télé Star et Paris Match Belgique.

Et les autres?

Du côté des bimensuels et mensuels, dont les diffusions sont plus faibles, l'année 2020 n'a pas non plus été profitable pour tout le monde. Mais les données sont difficiles à apprécier car plusieurs titres ont une part de leurs ventes réalisées "à tiers", c'est-à-dire sous forme de commercialisation non liée à une acquisition directe par un lecteur. Cette donnée grossit évidemment le volume de diffusion payante de ces magazines et brouille un peu les résultats.

Deux titres perdent énormément : ceux qui sont en tête du classement. L'ordre de préséance se modifie par ailleurs entre eux. Le mensuel le plus vendu en 2020 était le féminin Gael, qui perd néanmoins 18% de diffusion payante par rapport à 2019. Top Santé, qui dominait le marché précédemment, devient le 2e magazine le plus vendu, en perdant un tiers de sa clientèle en un an. Ce magazine déclare 5000 ventes numériques en 2020, ce qui est énorme. L'année précédente, il comptabilisait à peu près le même nombre d'abonnés digitaux (4999).

Le bimensuel Moniteur de l'automobile continue à occuper une étonnante troisième place, mais avec une perte de 25%. L'Eventail affiche des chiffres stables à tous points de vue d'un année sur l'autre. Les deux gagantes de l'année se trouvent en fin de classement. Les mensuels de Ventures, dont la diffusion est faible, accroissent leurs ventes en 2020. Elle Belgique augmente sa diffusion payante de 4% et Marie-Claire Belgique de 10% De bons scores sur des très petits volumes.

Dans cette presse là aussi, la monétisation digitale semble ne pas exister, hormis chez Top Santé et, de manière beaucoup plus modeste, au Moniteur de l'automobile. De manière générale, dans ce créneau également, covid et confinement n'ont pas incité davantage de clients à se ruer sur les magazines, ni à les consommer sous forme payante en ligne. Et rien de spécial n' été fait pour les pousser à acheter un exemplaire, papier ou numérique.

Le bateau de la presse périodique continue donc de couler doucement, tout en conservant l'idée qu'il faut faire confiance à une commercialisation "papier". Et sans que des ventes numériques viennent colmater les brèches existantes. Comme nous avons eu récemment l'occasion de le dire dans un article du magazine Pub, hormis dans de rares cas, on attend donc toujours qu'une large part de la presse magazine s'empare de l'audace qui lui permettrait de se réinventer.

Frédéric ANTOINE.

(1). Voir sur ce blog l'article consacré à la presse quotidienne en 2020.
(2). Soulignons qu'il s'agit bien ici de la diffusion totale payante, et non de la diffusion totale. Certaines titres ont en effet une diffusion gratuite impressionnante, qui viendrait gonfler les chiffres de diffusion totale, mais qui ne rapportent directement rien.
 



19 avril 2021

VOORUIT, OU COMMENT CHANGER DE POLITIQUE EN REVENANT 120 ANS EN ARRIERE


Si demain le PS changeait de nom pour se dénommer le Parti "Du Peuple", devrait-il indemniser les propriétaires du bistro-bar éponyme situé au 39 Parvis Saint-Gilles ? Lorsque l'on raconte la rocambolesque histoire du changement de nom du sp.a, qui rappelle que, en fait, Vooruit et le socialisme, cela n'a jamais fait qu'un?

"Le parti socialiste flamand, qui a troqué fin mars son acronyme sp.a pour "Vooruit", a financé le changement de nom du célèbre centre culturel gantois “Vooruit", qui s'était finalement résigné à se mettre en quête d'une nouvelle appellation, écrit samedi le quotidien De Standaard. Selon le journal Het Laatste Nieuws, le parti aurait déboursé près de 100.000 euros dans cet accord transactionnel." (1) L'info, qui a surtout circulé dans la presse flamande, laisse supposer que le sp.a a simplement racheté une marque comme les autres, parce qu'il la trouvait sympa, et avait donc indemnisé ses propriétaires actuels pour son usage exclusif. Un peu comme s'il avait choisi de s'appeler désormais "Duvel", "Sprite" ou "Ambiorix", en en acquérant le nom.

Retour aux sources

Normal donc de dédommager les propriétaires d'un centre culturel qui sont invités à changer de nom. Sauf que, en choisissant de se dénommer Vooruit, le sp.a ne rachète pas une simple marque, mais son histoire. En récupérerant cette locution adverbiale qui veut dire "En avant!", le parti opère un total retour aux sources. Vooruit était en effet le raccourci de Samenwerkende Maatschappij Vooruit Nr.1; coopérative socialiste créée à Gand en 1881. Cette ville industrielle était alors un des grands centres du socialisme flamand. Créé au sein de cette coopérative en août 1884, le journal éponyme Vooruit fut aussi le premier journal socialiste de toute Flandre. Un quotidien fondé par le socialiste gantois Edouard Anseele,  fils de cordonnier, "typographe puis journaliste, traducteur et romancier", mais aussi "fondateur du Vlaamse socialistische arbeiderspartij, premier secrétaire du Parti socialiste belge, fondateur, gérant puis président de la société coopérative Vooruit, cofondateur du Parti ouvrier belge". Anseele finira ministre d’Etat (2). 

De nombreux bâtiments gantois ont longtemps affiché sur leur façade les fameuses lettres ouges la marque Vooruit. Elles rappelaient partout dans la ville le poids qu'y avait l mouvement ouvrier. En 1910, lors de sa création par la coopérative, le bâtiment qui héberge le centre culturel dont on reparle aujourd'hui avait était conçu comme le feestlokaal de Vooruit (ainsi que cela était mentionné sur sa devanture) (3). Ce bâtiment sera inauguré en août 1914, reprenant pour le monde ouvrier le rôle tenu précédemment par une partie de la maison du Peuple (Onshuis) de Gand, que la coopérative avait construite sur le Vrijdagmakt, mais qui avait été incendiée et reconstruite pour d'autre finalités.

Une marque indélébile

On éprouve aujourd'hui de difficultés à mesurer l'importance que la marque Vooruit occupait dans l'espace gantois, ville à la fois industrieuse et cénacle privilégié de la bourgeoisie francophone de Flandre. On a aussi oublié que le quotidien Vooruit a subsisté jusqu'en 1978, assurant pendant des décennies avec le Volksgazet le rôle d'organes de presse du BSP, l'aile flamande du parti unitaire PSB-BSP. Un parti qui éclatera en deux partis différents aussi en 1978, alors que le quotidien gantois fusionnait avec Volksgazet pour créer De Morgen, première version. Le titre gantois subsistera jusqu'en 1991 en tant qu'édition régionale de De Morgen, ce titre étant racheté pour 1 franc symbolique par le libéral Persgroep en 1989.

Bien sûr, on vous parle ici d'un temps que les moins de 45 ans ne peuvent pas connaître. Vooruit en ce temps-là accrochait encore les Gantois. Alors, pourquoi racheter aujourd'hui une marque qui est ontologiquement liée à la naissance du socialisme en Flandre et à son rayonnement dans la cité des Floralies, mais qui n'a sans doute plus beaucoup de signification pour les jeunes générations, ni en dehors des campagnes gantoises? Pour retourner à l'époque dorée du socialisme rayonnant, ou pour donner à la formule un nouveau souffle, du passé faisant table rase? Et pourquoi devoir racheter en exclusivité un nom de marque que le socialisme flamand avait reçu sa naissance? Les subtilités des stratégies politiques flamandes échappent sans doute aux francophones. Tout comme le sens de l'affirmation du président Conner Rousseau, pour lequel le changement de nom doit marquer une rupture avec la “vieille politique”. Une rupture?

Frédéric ANTOINE.

(1)https://www.7sur7.be/belgique/le-parti-socialiste-flamand-a-dedommage-le-vooruit-pour-adopter-son-nom~ad1f745d/
(2) https://maitron.fr/spip.php?article150555 
(3) https://www.vooruit.be/nl/pQ0j4CM/geschiedenis

12 avril 2021

LES JT NE TUTOIENT PLUS LE CIEL. L'AUDIENCE DE MARS 2021 N'EST PLUS CELLE DE L'AN DERNIER!

Il y a un an, au début du confinement, les audiences des JT de La Une et de RTL TVI atteignaient des scores jamais historiques. La pandémie n'étant pas finie, les belles années des JT se sont-elles poursuivies en 2021? Que nenni. Les records historiques sont loin. On en est presque retombé aux chiffres d'avant la crise.
Rappelez-vous mars 2020. A partir de l'annonce du confinement, les audiences des JT avaient fait des bonds incroyables. Elles atteignaient parfois plus d'un million de personnes en Live+7, RTL TVI dépassant souvent les 900.000 de spectateurs, et La Une les 800.000. Un an plus tard, on en est loin! On compte sur les doigts de la main les jours où plus de 700.000 personnes sont au rendez-vous d'un des deux JT des chaînes généralistes de Belgique francophone. Et leurs audiences tournent plutôt autour des 600.000. L'an dernier, RTL TVI avait fréquemment pris un clair leadership sur La Une. Cette fois, même si RTL est toujours en tête, ce n'est que très légèrement. Les audiences des deux chaînes sont désormais fort proches l'une de l'autre. 
Sur l'ensemble du mois, ce n'est qu'au cours des premiers jours de mars que les journaux télévisés des deux chaînes ont réalisé en 20201 de meilleurs chiffres qu'en 2020. C'est-à-dire lorsque le premier confinement n'avait pas encore été décidé. A partir de l'annonce qui avait sidéré tout le monde, la mécanique s'est inversée. 2021 est à la traîne.
 
Soufflé retombé
 
Fini le temps de la sidération et de la soif d'info. Le soufflé est retombé avec la lancinance de la crise. En 20201, les infos de la télé semblent avoir tout dit, et n'apprennent plus rien, ou pas ce sur quoi l'on aimerait être informé.s Et-ce à dire que le soufflé est totalement retombé et que les spectateurs surnuméraires qui avaient rejoint l'audience classique des JT s'en sont allés? Oui et non. Un petit regard chaîne par chaîne éclaire cette réponse chèvrechoutiste. 
Pour RTL, le dégonflement du soufflé est manifeste. En mars 2021, l'audience du JT de 19h est à son niveau d'étiage de… 2019. La quantité de téléspectateurs est globalement inchangée. Adieu les rutilants gains d'audience de 2020. Alors que la crise n'a pas cessé, l'auditoire est revenu à sa taille normale. Tout ce qui avait été gagné l'an dernier a disparu. Mais ce n'est pas le cas pour tout le monde.
Du côté de la RTBF, l'indéboulonnable François de Brigode et ses collègues ne côtoient bien sûr plus les sommets de l'an dernier. Mais, en ce mois de mars, l'audience de leur 19h30 est clairement supérieure à celle de 2019. Une partie de ceux qui avaient rallié le JT de la chaîne en 2020 y est sans doute restée fidèle en 2021. Toutefois, le JT de La Une, même s'il a gagné de l'audience par rapport à une année "normale", reste à la traîne par rapport à celui de la chaîne privée. Et cette prééminence de l'opérateur privé subsiste dans le temps.
Depuis septembre dernier, rares ont été les soirs où le journal de La Une a attiré davantage de monde que celui de la station (encore pour l'instant) luxembourgeoise. Toutefois, cette domination n'a pas la même ampleur tout au long de la période. Souvent, cela se joue aussi à quelques dizaines de milliers de téléspectateurs, et donc fréquemment à l'intérieur de la marge d'erreur des résultats liés à la taille de l'échantillon du sondage. En "réalité", on ne peut donc pas toujours vraiment se prononcer. Mais, RTL TVI compte souvent au-delà de 100.000 spectateurs de plus que sa concurrente, et ce surcroît d'audience peut même dépasser les 200.000. A ces moments, on a envie de dire: mais que fait la RTBF?

De marbre

Il ne faut toutefois pas jeter toutes les audiences de JT avec l'eau des confinements successifs. Certes, les audiences de cette année sont en baisse, et n'atteignent plus les scores de 2020. Mais elles restent malgré tout d'un bon niveau. En tenant compte de l'audience mensuelle moyenne des deux JT belges francophones, les derniers chiffres s'avèrent ainsi plus élevés que ceux de septembre 2020. Et ils sont équivalents aux données d'audience moyenne relevées depuis décembre dernier. Par contre, ils sont inférieurs aux audiences moyennes d'octobre et de novembre 2020, où le deuxième confinement avait ramené le public devant l'info tv. Alors que le troisième confinement l'a un peu laissé de marbre.

Ce qui confirme l'impression de disparition des gains d'audience, évoquée ci-dessus pour le seul mois de mars. Un peu comme si, covid ou pas, on en était désormais à "business as usual". Alors que l'on continue chaque jour à voir des gens mourir de la maladie, et que les hôpitaux sont au bord de l'overdose. Cela, les JT le disent dans chacune de leurs éditions. Mais cela ne rameute pas l'audience devant les écrans.  Faudra-t-il attendre "la libération", style septembre 1944, pour que le public se rue à nouveau sur son téléviseur à l'heure des infos?

Frédéric ANTOINE.

31 mars 2021

CÔTÉ DIFFUSION, LA PRESSE QUOTIDIENNE SORT ENFIN LA TÊTE HORS DE L'EAU

Bonne nouvelle pour les quotidiens francophones belges: quatre d'entre eux ont affiché des ventes en hausse en 2020. Grâce au numérique. Le Soir devient même le premier journal du sud du pays. Le covid a sûrement infecté positivement ces résultats. Mais, dans le paysage de la presse quotidienne, tout n'est pas rose pour autant.

Le CIM vient de divulguer les seuls chiffres que les éditeurs de presse tolèrent encore de rendre publics côté diffusion. Ces données "déclarées" par les entreprises de presse ne sont pas encore authentifiés par le CIM. Mais l'expérience montre que la différence entre les deux est en général minime.

Coté diffusion totale payante (DTP, qui regroupe les ventes "papier" et "numérique"), deux titres affichent clairement en 2020 une santé meilleure qu'en 2019: Le Soir, qui augmente ses ventes de 12.500, et La Libre de 5.000. L'Écho est aussi en légère hausse. Ces trois titres représentent le créneau "presse de qualité" du paysage du sud du pays. Les données actuelles donnent aussi La DH une très légère hausse, mais il faudrait plutôt parler de statuo quo. Il y a par contre deux titres qui continuent à baisser: Sud Presse (moins 4.500) et, surtout L'avenir (perte supérieur à 6.000). Au total, la diffusion payante des tous nos quotidiens se montre dès lors en hausse 7.500 ventes de par rapport à 2019.


 
Revanche vespérale

Autre nouvelle de poids: la hiérarchie entre les journaux est chamboulée. Longtemps, le quotidien ayant la diffusion payante la plus importante fut le groupe Sud Presse, suivi par L'avenir. Ces dernières années, cet ordre avait été inversé: L'avenir était passé devant son concurrent namurois. Cette fois, Le Soir surpasse tout le monde, et le sprint ne concerne pas la conquête de la première place, mais la deuxième, où L'avenir l'emporte là d'une courte tête sur Sud Presse. C'est une vraie révolution: le journal le plus vendu en Belgique francophone n'est désormais plus un titre populaire ou régional mais… un quality paper. Chose qu'on ne retrouve pas sur beaucoup de marchés dans le monde, où le titre le plus vendu est souvent un régional. Ou, comme en Flandre, un popular newspaper ayant aussi une forte assise régionale. Quelle fierté d'être Belge francophone, Fédération où c'est la qualité qui est maintenant en tête!

Là ne réside pas la seule originalité de ces chiffres 2020. Si l'on ne prend plus seulement en compte les ventes, mais l'ensemble de la diffusion (donc, aussi les exemplaires papier distribués gratuitement) on assiste à un autre petit chamboulement. Depuis des années, la Belgique francophone avait comme particularité (parmi d'autres) d'être un de ces pays où un titre de presse gratuite possédait une diffusion plus importante que n'importe quel titre payant. Eh bien, cela aussi appartient au passé. Désormais, là aussi, c'est Le Soir qui occupe la première place sur le podium. Metro n'est plus que numéro deux.



Bien sûr, ce classement concerne tous les types de diffusions papier et la seule diffusion numérique qui soit comptabilisable, c'est-à-dire celle qui est payante. Metro étant gratuit, il ne peut compléter son score "papier" par un résultat en ligne.

Rebond

Le caractère original de la presse en 2020, année "originale" aussi pour bien d'autres raisons, se perçoit mieux quand on l'inscrit dans la durée. Depuis dix ans, les diffusions payantes des titres ne cessaient de chuter, ce qui avait notamment poussé les éditeurs à devenir de plus en plus discrets à leur égard, et à chercher à mettre en avant les données d'audience, toujours croissantes, plutôt que celles de leur diffusion, toujours en baisse.


Pour plusieurs titres, le fond de la piscine a été atteint vers 2018-2019. Comme nous l'écrivions il y a un peu moins d'un an dans un des articles de ce blog, un léger frémissement semblait se manifester en 2019. Ainsi que le montre le graphique, l'inversement de tendance des courbes est clair en 2020 pour deux titres (Le Soir et La Libre), et La DH semble avoir stoppé sa descente. Par contre, après une période de stabilisation, les ventes de Sud Presse ont recommencé à chuter. L'Avenir, enfin, est depuis plus de dix ans sur une pente douce de perte de ventes, mais la celle-ci s'est infléchie vers le bas l'an dernier. La presse régionale et populaire reste donc en perte de vitesse. En partie parce qu'elle éprouve plus de difficultés à se monétiser en ligne.

La chasse est ouverte

Depuis le milieu des années 2010, les quotidiens belges ont ouvert la chasse à l'abonné numérique payant. Après des débuts balbutiants, liés à l'absence de techniques marketing efficaces pour capturer l'abonné, les résultats ont réellement été au rendez-vous en 2019, le tableau de chasse connaissant un bond impressionnant en 2020.

 
 
 Si Le Soir rafle la première place de tous les classements, son pourcentage d'abonnés numériques payants y est pour quelque chose. 56% des ventes du Soir se déroulent désormais de cette façon, soit une hausse de 20% par rapport à 2019. Le qutidien vespéral réalise ainsi un score hors-normes, par exemple par rapport à la presse flamande. Son concurrent quality paper La Libre est à peine moins loin, avec 42% de ses ventes en numérique (+12% depuis 2019). Chose étonnante pour un titre de presse populaire et sportive, qui se vend plutôt au numéro, les résultats de La DH sont, eux aussi, en croissance depuis 2019. Sud Presse, qui avait augmenté sa part numérique de vente en 2019, ne connaît qu'une très faible hausse en 2020. L'avenir, par contre, se trouve dans une configuration dramatique: alors que sa part numérique payante avait crû doucettement d'année en année, elle était déjà sur un plateau en 2018-2019. Et, en 2020, elle a régressé. Au moment où l'on ne cesse de claironner que le futur est au tout numérique, L'avenir paraît rester un vieux dinosaure de l'ère du papier, incapable de décoller vers l'avenir.
 
Virus positif?

Le premier confinement a assurément modifié les habitudes des usagers de la presse, et a amené certains d'entre eux à quitter le papier pour le numérique. 2020 ne semble toutefois pas être une année plus marquée que les précédentes par une réduction des recettes "papier". Les journaux vendent moins d'exemplaires papier depuis des années, et les pentes des courbes de tous les titres évoluent de manière constante. Y compris en 2020.



 
Sauf pour Le Soir, dont les ventes papier ont souvent connu des évolutions plus erratiques, et chutent cette fois de 28% entre 2019 et 2020. Soit près d'un tiers de la diffusion payante print du titre. En comparaison, Sud Presse et La DH ne perdent en print qu'entre 15 et 12%, et La Libre et L'Avenir aux alentours des 5%. Une partie des hausses de diffusion numérique payante est évidemment liée à la baisse de la vente papier. Mais les titres qui gagnent en diffusion payante totale en 2020 dépassent la simple compensation. C'est très clairement le cas pour Le Soir et La Libre, qui (re)trouvent de nombreux nouveaux acquéreurs. Sud Presse, et encore plus L'Avenir non seulement perdent des acheteurs papier rapport à 2019, mais aboutissent aussi au total à une perte de leurs clientèles. Dans le premier cas, assez classiquement, le quotidien populaire ne compense pas son déficit print par un gain en abonnés numériques. Dans le second cas, le régional namurois diminue aussi son nombre d'abonnés numériques. Il est donc perdant sur toute la ligne.

Forçage de chicons?

Que restera-t-il de ce relativement bon crû 2020 à la fin de cette année? On ne peut qu'être admiratif devant le gain d'abonnés numériques du Soir (+17621), de La Libre (+6543) ou de de La DH (+3865). Il faut toutefois préciser que tous ces abonnements ne sont pas de même nature. Comme le précisent cette année les data fournies par le CIM, la part la plus importante des abonnements numériques est de type "replica", ("paid digital replica"), mais il y aussi un autre type, le simple  abonnement numérique au site ("paid Web only access"). 
On peut aussi s'interroger sur la durée des abonnements enregistrés. Sont-ils annuels, ou comprennent-ils tous les abonnements de courte durée proposés à titre promotionnel, voire gratuitement? Dans ces cas, impossible de savoir quel sera leur pérennité, tant on sait l'utilisateur numérique versatile, et pas nécessairement enclin à passer à l'abonnement de longue durée ni à accepter le système de prélèvement automatique par lequel les entreprises de presse essaient de les cadenasser.
On est aussi étonné de ne trouver aucune comptabilisation identifiable des abonnements web au Soir "offerts" par Proximus à ses clients. Partant du fait que c'est l'opérateur de télécommunications qui les offre, et non l'entreprise de presse, ils ont dû lui être achetés. Or, la colonne "paid Web only access" du Soir ne comptabilise que 174 abonnements… A moins qu'ils ne soient en définitive offerts par Rossel, et donc ne figurent pas dans ces data qui, pour le digital, ne communiquent que les données "paid".

Ces chiffres peuvent en tout cas apporter de l'espoir aux deux entreprises de presse de Belgique francophone. La plupart de leurs médias ne boivent plus la tasse. Ou presque. Mais, pour autant, il ne faut pas se réjouir trop vite: la fin du papier n'est pas pour demain. Même si, pour la plupart des titres, les ventes en kiosque ont chuté en 2020 (le virus étant passé par là), le papier représente encore une belle part des ventes des journaux. L'Avenir vend encore plus de 63.000 exemplaires papier chaque jour, et Sud Presse 55.000. Le Soir est à près de 33.000, et La DH et La Libre à 25.000 exemplaires. L'extinction des rotatives n'est donc pas, normalement, à l'ordre du jour. Car ces acheteurs-là sont coriaces. En 2020, ils avaient toutes les raisons de basculer vers le numérique. S'ils ne l'ont pas fait, c'est qu'ils sont vraiment bien attachés à leur "objet" papier. Et une aussi belle occasion de les pousser de force dans le digital ne reviendra (espérons-le) de si tôt…
On voit donc mal IPM ou Rossel mettre à mort des titres dont une partie substantielle des ventes porte toujours sur des objets physiques. Leurs lecteurs ont de fortes chances de décéder en même temps que les rotatives. Même si le numérique lui permet de sortir la tête de l'eau, la presse va donc devoir continuer encore un certain temps à être entre deux chaises…

Frédéric ANTOINE.

26 mars 2021

TÉLÉPRO 100% CHEZ ROULARTA. UN CHANGEMENT BIEN PLUS QU'ANECDOTIQUE

Roularta a racheté les 50% du magazine Télépro, que conservait jusqu'à présent jalousement le très catholique groupe parisien Bayard. Fin d'une époque. Et du "principautarisme" du magazine?

Il y a un an, en mars 2020, le groupe flamand Roularta rachetait les 50% que le groupe Bayard détenait dans Senior Publications, l'éditeur en Belgique de Plus Magazine, mensuel pour 55+ successeur de Notre Temps/Onze Tijd, la version belge du titre créé en France par le groupe Bayard. On se demandait alors pourquoi Télépro, autre copropriété de la religieuse maison parisienne et du groupe roulersois, n'avait pas suivi le même chemin, et n'était pas, lui aussi tombé à 100% dans l'escarcelle du groupe flamand. Roularta truste en effet actuellement tout (ou presque) ce qui est possible de racheter dans le monde de la presse magazine en Belgique, tout en s'étendant dans le même créneau à l'étranger.

LES MÂNES DES FONDATEURS

La réponse qui pouvait venir à l'esprit était que, peut-être, le puissant groupe catholique français, propriété de la la congrégation religieuse des Assomptionnistes, souhaitait garder un œil sur la gestion de Télépro, ce magazine étant présent sur un marché potentiellement idéologiquement sensible du côté valeurs chrétiennes : celui de la presse de programmes télé. On sait à ce propos qu'un certain "radicalisme" est en train de s'opérer dans le monde catholique français, qui préfère se replier sur lui-même et défendre des "valeurs éternelles" plutôt que de s'adapter à la société dans laquelle il vit. La presse catholique française, et en particulier celle du groupe Bayard, va dans le même sens.

Par ailleurs, la présence d'un pôle à connotation chrétienne dans l'actionnariat du titre ne pouvait que rassurer les mânes des fondateurs du magazine, tous issus de la mouvance chrétienne verviétoise. A commencer par celle du célèbre abbé Armand Pirard (1), aumônier des mouvements de jeunesse catholiques de l'endroit dans les années 1950, et qui fut à l'origine de la création de Télépro.

La nouvelle situation laisse supposer que le souhait de Bayard de se replier sur l'Hexagone a été plus fort que son désir de laisser l'Église avoir un pied dans la gouvernance du magazine belge. Le fait que, au même moment, Roularta rachète aussi à Bayard les versions de Plus Magazine aux Pays-Bas et en Allemagne confirme la volonté stratégique du groupe dit "de la rue Bayard" (2) de se défaire d'avoirs internationaux non liés à son core-business.

 

LE PÔLE CATHO

 Depuis sa fondation en 1954 par des milieux catholiques, Télépro est propriété de la société Belgomedia, située à Dison, près de Verviers (3). L'identité chrétienne du titre sera surtout manifeste au cours de ses premières années de vie. C'est lui, par exemple, qui appliquera une "cote catholique" aux programmes de télévision, afin d'en conseiller ou d'en éviter la consommation par les familles "bien pensantes" où l'on redoute ce qui "est contraire" aux principes et à la morale de la Religion.

Ce n'est donc pas un hasard si, en 1994, un des deux repreneurs de Belgomedia avec Roularta sera Bayard Presse Paris, classique pilier du catholicisme hexagonal, agissant ici via la société Bayard Presse Benelux. Confirmant le rôle qu'elle entend avoir dans la diffusion dans le pays de "bons" médias, Bayard charge aussi Belgomedia de gérer la commercialisation en Belgique de tous les titres "jeunesse" du groupe (les fameux Pomme d'Api, Astrapi, J'aime lire, etc.), publications qui constituent les poules aux œufs d'or financières du groupe français. Belgomedia est actuellement dirigée par un Malmédien, qui en est aussi l'éditeur responsable. Très actif dans diverses associations de la région, le patron de Télépro est aussi membre du lobby d'éditeurs Wemedia, qu'il représente notamment au CDJ, le Conseil de déontologie journalistique.

Le contrôle "chrétien" du magazine au sein du conseil d'administration de Belgomedia est assuré par deux représentants de Bayard, dont le directeur général de Bayard Presse à Paris, par ailleurs président du Syndicat français des éditeurs de la presse magazine. Bayard Presse Benelux, qui incarne la part française de Belgomedia, est une société implantée à Zaventem. Son conseil d'administration est composé de cinq Français. Dans les deux conseils siège une même personne de nationalité belge et habitant Campenhout: la directrice, depuis 2019, du pôle Senior de Bayard Benelux… que Roularta a absorbé il y a un an.

CAMP RETRANCHÉ

Cette reprise totale de Télépro par Roularta ne sera pas sans conséquence. Le groupe de Roulers a coutume de chercher à rentabiliser ses acquisitions au maximum. Même s'il se porte mieux que d'autres titres, et a moins perdu en diffusion papier, Télépro  se trouve dans une situation identique à celle de bien des magazines. Afin de le rentabiliser, le nouvel acquéreur doit à la fois envisager des économies d'échelle, et orienter le magazine vers de nouveaux marchés. Ces économies seront-elles possibles sans un abandon de la"principautalité" du titre? Aucun magazine belge francophone ne possède sa rédaction et son administration loin de Bruxelles. Sauf Télépro, qui a toujours conservé cette particularité typiquement liégeoise de se considérer comme un Etat à part, presque indépendant du reste de la Belgique. Et en tout cas autonome. Mais l'Histoire peut-elle résister à l'économie? Lorsque Roularta a repris le pôle "magazines féminins" de Sanoma, il a eût tôt fait de rapatrier tous les services de ces titres de Malines dans ses propres locaux. Télépro passera sans doute sous les mêmes fourches. Ce qui pourrait ne pas avoir que des conséquences humaines, déjà en elles-mêmes problématiques (à l'heure actuelle, la société déclare occuper 38,6 ETP). Dans son camp retranché de Dison, Télépro est un peu à l'écart du monde. Son autonomie lui évite d'être soumis aux mêmes agitations que les médias bruxellois. Le magazine peut ainsi se permettre de traiter divers sujets avec distance. Serait-ce encore le cas s'il devient une des sections du grand plateau "magazine" des bureaux de Roularta? 

FACE À CINÉ TÉLÉREVUE

La même question concernant l'avenir du magazine peut se poser à propos du ciblage du titre, et des conséquences de celui-ci sur son projet et sa politique rédactionnelle. Pouvant se targuer de compter un pourcentage d'abonnés hors normes (76% selon les derniers chiffres 2020), le succès de Télépro repose sur la fidélité d'un lectorat d'habitués. Mais donc, et comme une partie de la presse magazine, composé de personnes plutôt âgées. 53% du lectorat de Télépro a plus de 55 ans (4). On parle parfois du "facteur héritage" pour expliquer le positionnement d'un média. Dans l'imaginaire d'une partie de son public, le Télépro d'aujourd'hui est bien l'héritier de celui d'hier. Et on continue à s'y abonner par tradition. Avec 23% de lecteurs de moins de 35 ans, le titre n'est pas tourné vers l'avenir. Et rien ne dit que les coutumes d'abonnement d'hier seront encore de mise dans un monde de médias totalement numérisés. 

Face à Télépro, Rossel possède désormais Ciné Télé Revue. Le groupe bruxellois s'efforce à l'heure actuelle de redynamiser le titre dont la diffusion payante s'est effondrée depuis dix ans. Il y a de fortes chances de Roularta veuille soumettre "son" titre tv au même régime. Ce qui ne plaira sans doute pas à une rédaction, fonctionnant semble-t-il selon d'autres principes. La fidélite du lectorat de Télépro ne l'oblige pas à bâtir un projet rédactionnel sur l'accroche à tout prix. Ce n'est pas sa Une qui doit le faire vendre, puisqu'il n'interpelle que peu son lecteur au numéro, alors que Ciné Télé Revue est dans une position totalement inverse. Mais l'avenir ne passera-t-il pas tout de même par un peu plus de peopleisation de Télépro, pour faire comme la concurrence? Ou, au contraire, Roularta misera-t-il sur le développement d'un média différent, c'est-à-dire relativement plus haut de gamme que le concurrent, plus sérieux, voire plus analytique? 

En tout cas, le bateau verviétois n'échappera peut-être pas à une petite tempête. D'autant que Roularta ne se souciera sans doute pas beaucoup de l'histoire du magazine, et de son respect tacite de la philosophie du projet de ses fondateurs.

Frédéric ANTOINE.

 (1) Décédé en 2017, l'abbé Pirard a longtemps été chroniqueur religieux à la RTBF, où il commenta tous les voyages du pape Jean-Paul II, dont il était un grand admirateur. Outre Telepro, Armand Pirard fut aussi le fondateur du CTV, le Centre de documentation sur la télévision, qui a été le créateur d'une démarche d'analyse critique de la télévision en Belgique, essentiellement au sein du monde catholique. La première vidéothèque de Belgique à visée pédagogique a été créée par l'abbé Pirard au sein du CTV.
(2) Car il est maintenant installé à Montrouge, juste de l'autre côté du périphérique parisien.
(3) En 2014, Télépro quittera ses vétustes bureaux verviétois pour Dison, où il s'installe dans de superbes nouveaux locaux.
(4). Enquête CIM 2020.

25 mars 2021

RTL GROUP SE REPLIE SUR SON PRÉ CARRÉ. LE STAND-ALONE BELGE SE PRÉCISE

Il est désormais à peu près sûr que RTL Belgique ne sera pas vendu dans les valises du groupe M6. La petite société belge devra séduire seule son nouvel acquéreur. Et ce alors que le groupe RTL choisit d'opérer un "repli stratégique" sur l'Allemagne.



Le message supposé rassurant envoyé hier mardi à son personnel par le CEO de RTL Belgique, affirmant que les informations circulant sur l'avenir de l'entreprise n'étaient que des spéculations, n'a évidemment convaincu personne. Il semble bien acquis que Bertelsmann entend à l'avenir limiter le RTL Group à son pré carré, c'est-à-dire à l'Allemagne. Une déclaration du CEO du groupe, citée dans L'Echo (1), est à ce propos plus que indicative : "Nous voulons être un consolidateur en Allemagne". Et elle rejoint à demi-mots ce que le patron de RTL Belgique écrivait lui-même hier, reconnaissant que le dossier de L'Écho "confirme néanmoins le thème développé depuis plusieurs mois par le CEO de RTL Group, Thomas Rabe, à savoir « Face à l’évolution de l’industrie audiovisuelle dans le monde, le groupe RTL, dans les différents marchés dans lesquels il est présent, investiguera les possibilités de consolidation de ses activités, qui peuvent se présenter sous différentes formes.»"

NATIONAL PLUTÔT QU'EUROPÉEN

Jusqu'à présent, le RTL group avait toujours misé sur une stratégie de développement international de ses activités, celle-ci reposant essentiellement sur un pôle "diffusion de programmes" caractérisé par une implantation nationale forte (2). C'est par la création de filiales nationales, souvent leaders sur leur marché, que le groupe est devenu incontournable à l'échelon européen. Les derniers choix de son management marquent un revirement à 180° de ce type de développement. L'heure semble désormais être au "repli stratégique" sur le territoire allemand, afin d'y bâtir un empire tellement fort qu'il soit capable de rivaliser, à l'échelon d'un pays, avec les opérateurs mondiaux et les plateformes multinationales. Avec une idée claire: être si fort chez soi qu'on parvienne ainsi à bouter hors du territoire ces acteurs internationaux qui s'y sont implantés au détriment des locaux. Jouer à la Jeanne d'Arc de l'audiovisuel. Un peu comme si, du côté des pays, on décidait tout à coup d'abandonner l'option de l'Union européenne pour en revenir au États-nations et au nationalisme individuel.

Qui plus est, l'option nationaliste de Bertelsmann paraît devenir contagieuse, et inspirer d'autres marchés. Elle pourrait expliquer, par exemple, ce qui est en train de se passer en France autour de la vente de M6, dont le magazine Capital, citant Le Canard Enchaîné et La Lettre A, annonce qu'elle est entrée dans sa dernière phase (3). Et que le candidat le plus sérieux à la reprise des 49% du RTL Group dans M6 ne serait autre que… TF1! Comme l'explique le magazine économique, cette supériorité du groupe Bouygues est logique: puisqu'il est le principal concurrent de M6, il dispose des meilleures armes pour l'absorber au moindre coût.

MASTODONTES NATIONAUX

Cet éventuel rachat pose évidemment un "tout petit" problème de respect des règles de concurrence. Dans une Europe où l'on fait tout pour éviter que ne croisse encore la concentration (notamment dans les médias), voir un groupe exercer un quasi-monopole sur un marché national a de quoi quelque peu faire hausser les sourcils. S'il se réalise, le scénario évoqué en Allemagne, où Bertelsmann pourrait racheter son concurrent ProSiebenSat1, serait tout aussi anti-concurrentiel. Il va aussi sans dire que la constitution de tels conglomérats géants ne seraient pas non plus vue d'un bon œil par des consommateurs de médias de plus en plus méfiants, et déjà prêts à l'heure actuelle à n'accorder plus aucune confiance aux opérateurs classiques. Qui pourra s'étonner qu'un jour seuls les réseaux sociaux soient considérés comme dignes de confiance, si on en vient à un schéma "mastodonte privé unique vs service public"? Bien sûr, on n'en est pas là. Mais, s'il se réalise, l'éventuel avalage de M6 par son concurrent n°1 serait catastrophique à ce propos. Il conduirait aussi forcément à terme à une réduction drastique de l'offre. Et ce même au cas où, comme le prétend TF1, les deux entreprises resteraient statutairement distinctes.

SEUL SUR L'ÉTAL


Et le petit RTL Belgique, dans tout cela? L'annonce de la clôture de la procédure de vente de M6 confirme bien qu'aucun acheteur français n'a voulu intégrer la filiale belge dans son offre. Il n'y aura donc pas de vente groupée. RTL Belgique est laissé seul sur l'étal de l'hôtel des ventes. Même si le RTL Group espère en retirer un bon prix, il y a de fortes chances pour que le petit rejeton belge soit finalement vendu à vil prix, afin que le géant allemand s'en défasse rapidement et puisse mettre en place sa stratégie de repli national. Bien sûr, RTL Belgique est à l'heure actuelle un acteur incontournable des médias en Belgique. Les audiences de plusieurs de ses émissions font rêver la concurrence. Mais certaines s'effritent. Et, surtout, l'entreprise manque cruellement de souffle depuis qu'elle s'est défaite des membres de son management qui soutenaient un ancrage local fort. RTL se répète plutôt qu'innover. Elle en est toujours à considérer que c'est dans les vieilles marmites qu'on fait les meilleures soupes (dernier exemple en date: le retour de Place Royale sur RTL TVI après avoir d'abord été relancé sur Bel RTL). Comme déjà écrit ici, on ne peut non plus oublier les apports essentiels des programmes de M6 à ses succès d'audience. Enfin, à l'heure où LN24 commence à s'installer sur le marché, son bastion dans l'info pourrait bien, lui aussi, devenir de plus en plus fragile. Et, comme il constitue la clé de voûte de ce qui fait l'identité de l'entreprise dans le petit monde des médias de chez nous, remettre cette pièce clé en cause pourrait mener à l'effondrement de l'édifice.

Les Français n'ont pas fait un cadeau à RTL Belgique en forçant l'entreprise à se vendre en stand-alone, alors qu'elle ne vit pas ces derniers temps ses plus beaux jours et qu'elle n'est pas, à l'heure actuelle, dans ses plus beaux atours. La mariée pourrait clairement être plus belle. Et, si mariage il y a, il ne sera pas "Au premier regard". Ce sera une union de raison. Ou de désillusion. Pour le meilleur ? Ou pour le pire?

Frédéric ANTOINE.

(1) https://www.lecho.be/entreprises/media-marketing/rtl-mise-a-l-etalage-une-operation-inscrite-dans-les-astres/10293145.html
(2) RTL a également développé un pôle "production", en rachetant des sociétés réputées au plan mondial et en invitant ses filiales à s'y fournir en programmes, mais cet élément reste marginal par rapport à la stratégie d'implantation locale (càd nationale) de la société.
(3) https://www.capital.fr/entreprises-marches/vente-de-m6-les-dessous-de-loffre-de-tf1-1397981

24 mars 2021

REQUIEM POUR RTL BELGIQUE

Fin d'un monde. Après en avoir racheté tout le capital, le RTL Group met sa filiale belge en vente.  

Pour la céder avec M6 est le scénario le plus logique pour RTL Belgique, mais pas pour M6 semble-t-il. Sans M6, que pourraient faire toutes seules ces petites chaînes belges? 

Il y a peut-être un autre plan…

C'est la fin d'un monde, mais le dénouement prévisible d'un scénario annoncé, que s'est mis en place depuis plusieurs années, et qui s'est accéléré l'année passée. Adieu le beau rêve du "vendeur de clous" de Charleroi Albert Frère de faire de Télé-Luxembourg une chaîne belge. En fumée l'ambition de Jean-Charles Dekeyser de créer en Belgique l'équivalent de RTL Grandes Ondes. Les logiques économiques à l'œuvre dans l'empire Bertelsmann sont implacables, et n'ont que faire des amitiés historiques belgo-françaises remontant à l'époque de Radio Luxembourg. Le RTL Group est une entreprise mondiale, et surtout germanique. Il n'a donc cure du conserver ce penchant francophile qui était lié depuis les années 1930 aux activités historiques de la CLR (Compagnie Luxembourgeoise de Radiodiffusion), devenue CLT lorsqu'elle décidera aussi de se lancer dans la tv…

RTL BELGIUM, REMY SANS FAMILLE?

Le quotidien L'Echo, visiblement très bien renseigné sur le dossier (1), confirme ce que nous écrivions ici en décembre dernier (2) lorsque le RTL Group avait décidé de racheter les parts de RTL Belgique qui ne lui appartenaient pas, et de contrôler de la sorte à 100% sa filiale belge. A l'origine, cette récupération avait bien comme but d'être en phase avec le sort voulu par le groupe pour sa filiale française M6. Non pour fusionner la part belge avec le groupe français et low-costiser l'offre belge, mais pour faire un gros package avec les deux entreprises, et vendre l'ensemble au plus offrant. Des bruits de mise en vente de M6 avaient filtré depuis la fin janvier. Ils amenaient, évidemment, à s'interroger sur le sort réservé dans ce cas aux 100% que le RTL Group possédait désormais RTL Belgique. Tout est donc maintenant plus clair.

On comprend ainsi mieux pourquoi RTL Belgium avait si rapidement repoussé l'offre faite en mai dernier par la Fédération Wallonie Bruxelles de lui accorder une plantureuse "aide covid" en échange d'un retour des chaînes du groupe TVI sous le contrôle du CSA belge. Lorsque, en septembre 2020, la direction de RTL Belgium a donné à cette offre une fin de non-recevoir, elle savait déjà que la filiale belge était condamnée. Pourquoi aurait-elle dès lors dû acceptr de passer sous les fourches caudines du CSA belge, alors que le futur propriétaire de RTL Belgium, si futur il y a, ne serait plus dans les conditions de bénéficier également d'une licence d'émission au Luxembourg… 

LE MODELE TF1

Mais voilà… on apprend dans le même article de L'Echo que, depuis peu, le RTL Groupe aurait décidé d'abandonner l'idée du package et voulait désormais séparer les deux dossiers de cessions. Il comptait bien au départ vendre le tout en une fois… mais aucun éventuel acheteur français n'a souhaité se charger du fardeau du petit poucet belge. Et pour cause: assumer les coûts d'une télévision 'belge' relativement autonome de M6 seulement destinée à 4 millions de personnes, cela revient trop cher le téléspectateur. Le nouveau propriétaire de M6 préfère attendre que RTL Belgique disparaisse du paysage. Il pourra alors faire la même chose que TF1: destiner à la Belgique un signal de ses chaînes françaises où seul les écrans publicitaires seront différents et ciblés. Tout bénéfice pour un coût quasi nul. 

En cas de mort totale de RTL Belgium, les téléspectateurs belges auront en effet toujours envie de retrouver les programmes de M6 dont débordent les grilles de RTL TVI et de ses petites sœurs. Quoi de plus simple dès lors que de continuer à les leur proposer, mais 100% made in Paris. Avec, de temps à autre, comme sur TF1, un petit candidat belge glissé dans les émissions autant afin de faire sourire les Français que pour dire aux "clients" belges: "On ne vous oublie pas" (car c'est bien de clientèle qu'il s'agit ici).

UN AMATEUR DANS LA SALLE?

Le scénario de la mort à court terme de RTL Belgium n'emballerait toutefois pas le RTL Group. C'est vivant, et non mort, que le géant allemand veut vendre sa poussière d'empire audiovisuel, afin de faire un "max de bénef" Les sources consultées par L'Echo semblent dire que RTL espère retirer un plus haut profit en séparant les deux ventes qu'en les groupant. Est-ce bien le cas alors que le désintérêt des Français pour les avoirs belges semble avoir beaucoup pesé dans le choix des scénarios de vente? 

Pour que ce souhait de plus-value se réalise, il faudrait d'abord qu'un acheteur soit intéressé par RTL Belgium. Les groupes de presse belges, tout heureux de récupérer leurs billes en cédant Audiopresse au RTL Group en décembre dernier, sont-ils cette fois prêts à mettre fortement la main au portefeuille pour glisser plus qu'un pied dans l'audiovisuel privé de notre mini sous-patrie? 

En faisant le tour du pauvre paysage médiatique de la Belgique francophone, au vu de ce que IPM a déjà dû trouver pour s'offrir les Editions de L'Avenir, il serait étonnant que le groupe de la rue des Francs ait encore le souffle de se lancer dans la course. Tous les regards se tournent dès lors vers le seul autre groupe qui nous reste: Rossel. De de côté, la chose est loin d'être exclue. Au lendemain du rachat des parts belges dans RTL Belgium par le RTL Group, une déclaration de l'administrateur général du groupe à un des journaux qui lui appartiennent laissait plus que la porte ouverte: « Il y a eu de notre part des propositions de rachat de l’ensemble des opérations mais RTL n’a pas voulu envisager une vente (…). A partir de là, il fallait juste négocier les conditions de sortie. » (3) Aujourd'hui, ce qui ne paraissait pas possible hier l'est devenu…

Le groupe de la rue Royale, qui avait jadis cédé ses radios pour créer Bel RTL, va-t-il reprendre à sa charge tout RTL Belgium? Rossel est en tout cas insatiable, et toujours en quête de secteurs pour se développer. Jusqu'à présent, on y est estimait que, en Belgique francophone, tout ce qui était à prendre avait déjà été pris (Cine-Télé-Revue clôturant le tableau de chasse, le groupe ayant bien compris qu'on ne lui aurait pas pardonné de racheter en plus les Editions de L'Avenir). Alors oui, l'audiovisuel privé belge, pourquoi pas? Mais Rossel ne se mettrait-il pas un chameau sur le dos? Les résultats actuels du groupe ne sont semble-t-il, pas très convaincants… sauf en ce qui concerne le secteur publicitaire lié à IP, qui est encore une poule aux oeufs d'or. 

Si Rossel n'entrait pas dans la danse, c'est du côté flamand que de l'intérêt pourrait se manifester. L'ogre Telenet, qui lorgne toujours sur VOO, pourrait aussi avoir envie de bourrer ses tuyaux de contenus francophones. Ce groupe américain serait alors opérateur télévisuel des deux côtés de la frontière linguistique. Il n'y a par contre pas de chance que DPG Media, ex-Pergroep, se lance dans l'aventure. Même s'il est aujourd'hui le seul propriétaire des chaînes de VTM, avec lesquelles le RTL Group a des échanges, DPG a laissé tombé tous ses avoirs écrits en francophonie. Pourquoi y reviendrait-il dans la radio-tv?

ADIEU LUXEMBOURG, ADIEU

Quel que soit le futur, une chose est sûre. Si RTL Belgium ne disparaît pas faute d'acheteur, le nouveau propriétaire sera tenu de continuer à entretenir des liens étroits avec le groupe M6 (ou son équivalent futur). RTL TVI fait ses plus fortes audiences de prime time, celles qui lui rapportent le plus par ses écrans pub, avec des produits français de M6, ou au pire grâce à leurs déclinaisons belges. Une part de ses cases d'access sont aussi occupées par des produits M6, et les émissions du groupe français nourrissent de même fortement les autres chaînes de RTL Belgium. En radio, Bel RTL 'emprunte' chaque jour plusieurs heures d'antenne à RTL Paris, dont l'émission la plus porteuse (et donc la plus rentable) de l'après-midi: Les grosses têtes. Et ne parlons pas de RTL Play, qui n'est une copie de M6 Replay. Bien sûr, RTL Belgium achetait déjà ces produits à M6. Mais dans un cadre de groupe. 

Que se passera-t-il demain? Si RTL Belgium s'en sort, il y a fort à parier que, pour réduire les coûts, son actionnaire fera passer le groupe à l'essoreuse à salade. La radio et la télévision sont des médias où les coûts fixes sont largement prédominants. Pour diminuer les dépenses, il faut donc, pardonnez l'expression, "trancher dans le gras". Réduire le nombre de chaînes et de stations radio serait le plus simple car, côté économies, la direction actuelle de RTL Belgium a déjà été bien loin à l'os dans ce qui était imaginable, et ce pour satisfaire au mieux le RTL Group. Et pour que celui-ci, en échange de tous ces sacrifices, finisse par simplement décider de s'en défaire… On peut donc redouter que, à terme, les effectifs du groupe ne fondent comme chocolat glacé au soleil.

En tout cas, si RTL Belgium subsiste demain, le groupe et ses médias ne porteront sans doute plus le nom "RTL". C'est donc bien la fin d'un monde. Et les dernières pages de la chronique d'une mort annoncée.

Frédéric ANTOINE.


(1)Michel SEPHIHA, Peter HAECK, "RTL Belgique est à vendre", L'Echo 24/03, 3h45. (https://www.lecho.be/entreprises/media-marketing/rtl-belgique-est-a-vendre/10293107?utm_source=SIM&utm_medium=email&utm_campaign=&utm_content=&utm_term=&M_BT=7144010073)

(2) RTL Belgique à 100%entre les mains du RTL Group: ce n'est pas une bonne nouvelle (https://millemediasdemillesabords.blogspot.com/2020/12/rtl-belgique-100-aux-mains-du-groupe.html)

(3) Fin du mariage entre RTL et la presse écrite, article non signé in Le Soir (https://plus.lesoir.be/341025/article/2020-12-01/fin-du-mariage-entre-rtl-et-la-presse-ecrite)



22 mars 2021

LE SPECTATEUR, PIGEON DE «ON N'EST PAS DES PIGEONS»?

Mercredi 17 mars,  On n'est pas des pigeons (ONPP), diffusé en direct et en prime-time sur La Une pour les dix ans du programme, n'était-il pas… une arnaque?

Ce soir-là, ONPP revendiquait clairement le fait d'être présenté et diffusé en direct. Pour le confirmer, dès le début de l'émission, le logo de La Une, dans le coin supérieur droit de l'image, était accompagné de la mention "Direct". Le présentateur-animateur rappellera d'ailleurs à de nombreuses reprises pendant l'émission qu'on est en direct, et que des événements vont se produire en temps réel sur le plateau. Ce que confirme une horloge électronique, située côté cuisine, et qui donne toujours l'heure exacte.

Un lancement attendu

Clou annoncé de cette émission anniversaire : un lâcher comparatif de valises depuis le haut de la tour Reyers, afin de déterminer si c'est bien la Samsonite qui, comme l'affirme sa pub, résiste le mieux aux chocs. Ce moment-show immanquable est annoncé dès  le début de l'émission, la tour Reyers figurant dans le split-screen montrant les différents lieux du tournage en direct (fig. 1). Quelques secondes plus tard, le lieu de l'expérience et les valises concernées seront filmés en gros plan tandis que le présentateur annoncera ce super-test (fig 2). 

Fig. 2

Fig. 1


Comme il se doit dans toute bonne production audiovisuelle, ce must de la soirée est diffusé à la fin du programme, ce qui devrait inciter le spectateur à ne pas zapper en cours de route. On ne manquera donc pas de lui rappeler de ne pas rater cette séquence. A la 33e minute, l'événement fera l'objet d'une présentation en direct, avec images de la tour Reyers filmée par un drone. A la 36e minute, on se retrouvera au sommet de la tour en compagnie de l'ancien présentateur de l'émission, chaudement habillé (c'est lui qui sera chargé de balancer dans le vide les valises à tester) (fig. 3). Quand on le présentera à l'antenne, il  fera même un petit signe "coucou" à la caméra.

Fig. 3


 

Une relance avec des images de la tour aura encore lieu 1h06 après le début de l'émission. Alors qu'un de ses collègues teste un plat concocté en direct, l'animateur de l'émission s'adressera au téléspectateur en ces mots: "Pendant que vous goûtez, regardez ce qui est en préparation en ce moment au sommet de la tour RTBF (…)  M. Samsonite, dans un instant, nous allons vous jeter du haut de la tour Reyers." A 1h07, l'image montre à nouveau l'ancien présentateur de l'émission saluer les téléspectateurs depuis le sommet de la tour. Aucun dialogue ne s'établit entre lui et le studio, mais le présentateur lui lance: "Salut Seb, à dans deux secondes, à l'extérieur du bâtiment." A 1h09, l'animateur ré-interpelle M. Samsonite, annonçant qu'on va le jeter de la tour. Ensuite, une voix off fait une annonce avant un écran pub: "Dans un instant, nous allons jeter plusieurs valises dans le vide (…). A tout de suite sur La Une". Le moment du lancer de valise a donc  quasiment fait l'objet d'un compte à rebours.

 Pluie et rhabillage

Après l'écran pub, on se retrouve à l'extérieur, au pied et au sommet de la tour. "Bonsoir ou rebonsoir, dit alors l'animateur. La soirée qui vous fait gagner des sous continue. On a complètement changé de décor, puisqu'on surplombe tout Bruxelles. On est sur la tour Reyers pour défier les grandes marques. Malheureusement je vous avoue, ce soir la vue est un poil bouchée". Et, comme il disait ces mots, voilà que la pluie s'abat de plus belle sur le toit de la tour. Il y pleut plus qu'à verse.

"Tiens? Etrange", ont peut-être alors pensé des téléspectateurs bruxellois en regardant par la fenêtre (si, à cette heure tardive, ils n'avaient pas encore baissé leurs volets). Chez nous, pas de pluie. Il doit y avoir un micro-climat près de ce cette tour." Mais bon, pas de quoi fouetter un chat. Peut-être pas sûr. Les observations relevées par l'IRM à Uccle révèlent en effet qu'il y a bien eu de fortes précipitations sur Bruxelles (8 mm sur un jour alors que la moyenne est de 1,8 mm/jour)… mais le mardi 16 mars. Le mercredi 17, il n'est tombé que 0,5 mm de pluie. Ce jour-là, le ciel s'est-il juste déversé sur la tour Reyers, et pile aux environs de 21h30?

fig. 4
A y regarder de plus près, on remarque aussi que certains des animateurs de l'émission sont de véritables champions olympiques dans la discipline "changement de tenue en un temps record". Alors que la durée de l'écran publicitaire fut extrêmement court (les annonceurs n'aiment visiblement pas ce type d'émission), la petit troupe de ONPP a non seulement réussi à se couvrir de gros manteaux et à se déplacer du studio de l'émission à l'extérieur de la tour (et, pour l'un d'entre eux, à grimper à son sommet!) mais, en plus, certain(e)s ont trouvé le temps de se déshabiller et se rhabiller. La chose est particulièrement patente (fig. 4) pour l'animatrice qui était vêtue d'un pantalon rouge particulièrement voyant lors des séquences en studio. Dehors, elle se retrouve en jeans bleu clair, en ayant aussi réussi à troquer en quelques secondes sa paire de chaussures noires à talons hauts contre des godasses plus sportives. Un autre animateur, chargé précédemment d'accomplir des tests en studio, est lui passé de chaussures brun clair à d'autres, où le noir domine largement. Quant à ce célèbre chroniqueur gastronomique, il a bien conservé la même cravate, mais il paraît avoir remplacé sa chemise blanche du studio contre une bleue (mais peut-être n'est-ce là un effet de lumière?).

Panne de logo

Ces quelques indices laissent un peu songeur. Et ne peuvent empêcher qu'on en vienne à se demander si, réellement, cette séquence de "lancer de valises" a bien été réalisée en direct à la suite de l'émission en studio, ou si elle n'aurait pas, par hasard, été pré-enregistrée. Cette mauvaise pensée quitte évidemment tout de suite les esprits honnêtes, car on ne peut envisager qu'une émission se voulant le Zorro de la consommation, dénonciatrice des arnaques en tous genres et chasseuse de vérité, ait elle-même tronqué celle-ci pour ses téléspectateurs. On ne peut pas y dire tout le temps que "on va se rendre tout de suite" à un "lancer de valises" si celui-ci a été pré-enregistré. Dans pareille émission, qui a sa réputation à tenir, on ne peut pas "faire croire" à du frais quand c'est du mis en boîte.

fig. 5
On est donc prêt à chasser ses vilaines idées quand on fait ce qu'aucun téléspectateur lambda ne fait d'ordinaire: comparer les petits logos d'identification que les chaînes collent désormais en haut de l'écran, pour que l'on sache bien à qui on a affaire. Comme dit plus haut, au cours des 70 minutes du début de l'émission, le logo "La une" est souligné par la mention "Direct". Sur Auvio, cela se voit très clairement. Qu'en est-il après ce fameux écran publicitaire-éclair? Il suffit de regarder sur Auvio. Et là, suprise. L'émission "originale" telle qu'on la voit en ligne se clôture lors de l'écran pub à 1h10 du début. Curieux tout de même. En cherchant un peu, on découvre, toujours sur Auvio, un autre fichier ONPP 17 mars, qui fait lui 16 minutes. C'est la fameuse partie avec la tour, mais qui comprend aussi d'autres séquences. Pas courant quand même qu'Auvio ait découpé ainsi cette émission en deux alors qu'elle ne fait qu'un tout. Enfin soit. Cherchons maintenant le fameux logo… Euh… eh bien il n'y a aucun logo pour cette partie de l'émission (fig. 5). Ni celui de La Une, ni la mention "direct". Tout s'est effacé. Ou n'a jamais existé. Comme TF1 retire le logo "direct" des parties de ses émissions de variétés où les artistes ont été pré-enregistrés, on peut se demander si, subtilement, il en a pas ici été de même. Et que les 16 minutes de ce deuxième fichier ne peuvent donc être considérés comme du direct.

Et si c'était pas vrai?

Si tel est le cas, bravo aux juristes. Jamais on ne pourra accuser l'émission de tromperie sur la marchandise, puisqu'elle n'affiche plus à ce moment la fameuse mention "Direct". Très bien. Sauf que, lors de la première partie de 1h10, les images des préparatifs du lancer étaient, elles, toutes accompagnées du logo "Direct". Pas top. Et puis, tout a été fait pendant la "première" partie pour laisser croire que la "deuxième" partie de l'émission se déroulait elle aussi en direct, et était la suite de ce qui avait été réalisé en studio. Dans les cas qu'étudie si souvent cette émission, les "promesses trompeuses" ne sont-elles pas autant dénoncées que les tromperies elles-mêmes? Faire croire à quelqu'un·e qui ne décortique pas l'image pixel par pixel que le récit montré tient bien d'une seule pièce et se situe dans la même temporalité est médiatiquement pertinent. Mais cela correspond-il à ce que l'on peut attendre d'un programme qui dit de lui qu'ONPP est "un cri du cœur et un cri de consommateur-acteur"? 

Bien sûr, tout ce qui précède n'est que suppositions et hypothèses. Il a peut-être très fort plu pendant quinze minutes sur Reyers ce soir-là. Certains membres de l'équipe ont peut-être réussi à se changer en un temps de record du monde. Et le logo "Direct" (ainsi que celui de La Une) n'ont peut-être pas été insérés pour une cause technique, ou parce qu'ils ne sont  pas "passés" lors du transfert sur Auvio, contrairement à aux mentions de la première partie. Et Auvio a peut-être découpé l'émission en deux parce qu'elle était trop longue, ou parce que le personnel en poste a cru qu'il s'agissait de deux émissions différentes, ou parce que ça faisait bien… Qui sait. On aimerait fortement espérer que ces "peut-être" soient des réalités. Car ONPP est souvent une super émission. Et on ne peut que l'aimer comme pépite du service public. Sauf, par exemple, quand, sous prétexte d'expliquer aux gens comment faire des économies, on leur apprend à arnaquer les petits commerçants du coin en négociant partout pour réduire des prix qui, en Belgique, sont fixes…

Frédéric ANTOINE.

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