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Petit cas d’école vécu : ce soir-là, dans le ciel de ce village, les habitants voient longuement tournoyer hélicoptère et drone, visiblement à la recherche de quelque chose (ou de quelqu’un). Sur le Facebook des habitants de la localité, des internautes placardent immédiatement des messages où ils demandent à leurs “amis” s’ils connaissent la raison de ce remue-ménage. Pas de réponses. Jusqu’au lendemain matin où, sur le même Facebook, on voit fleurir des captures d’écran d’un article de L’Avenir, avec titre, photo, et chapeau du texte, donnant la réponse aux interrogations de la veille, y compris sur le fait que les recherches en question n’ont pas abouti. Un des “amis” qui poste pareil message illustré l’accompagne même d’un petit commentaire qui semple personnel, mais qui est, en fait, pléonastique, car il y répète, mais comme si cela venait de lui, que ces recherches n’ont rien donné.
Le Facebook du village estimera avoir rempli son rôle de média de proximité. Il a informé les membres de la communauté à propos d’un événement local. Mais il l’a fait en s’appropriant un contenu produit par un média professionnel, reproduit sans autre forme de procès sur le réseau social. Et, il y a plus que de fortes chances de le penser, sans que la moindre autorisation (ou la moindre demande de paiement de droits) ait été adressée dans la nuit à la rédaction de L’Avenir.
MÉDIAS-CITOYENS ?
Quelques-unes des réactions bien inspirées lues à la suite de l’annonce de l’absorption des titres d’IPM par Rossel affirmaient qu’il ne fallait pas s’étonner que L’Avenir soit mangé par Sud-Info, puisque, aujourd’hui, plus personne ne s’informe via la presse, mais via les réseaux sociaux. Et en particulier les jeunes générations, nourries par des algorithmes qui ne les abreuvent que de contenus de même nature. Certes, il n’y a plus désormais un hameau, un petit village, sans page Facebook ou Instagram, pour la plupart non pas conçues et animées par les autorités locales (car cela ne pourrait bien sûr être que de la propagande), mais par ces fameux simples citoyens qui, pour des raisons fort diverses, se sont accaparé le rôle d’informateurs locaux et ont créé ce qu’ils considèrent être des nouveaux « médias locaux ». Des vrais, des purs, des durs, pas des qui dépendent de la finance et des groupes de presse dont il faut évidemment se méfier, ni des qui sont associés à ces « grands » médias à coloration forcément politique que sont, par exemple, les “médias de proximité”…
Mais, évidemment, pour nourrir ces médias immaculés, auréolés du cachet de “médias-citoyens”, genre "T'es un vrai Houte-Si-Ploutois si…", quand il ne s’agit pas d’y poster des annonces de brocantes, de fêtes de quartier ou des propositions de ventes d’un vêtement ou d’un meuble, certains s’appliquent à nourrir la bête… avec le contenu de ces fameux médias abhorrés. Car, quoi qu’on en dise, les citoyens lambda n’en sauront jamais sur un fait ou une actualité locale autant que les journalistes, correspondants, chroniqueurs et autres informateurs des “médias professionnels”. Ceux qui ont leurs sources ou possèdent les moyens, les réseaux, les méthodes et les techniques pour trouver les infos, et ne se contentent pas toujours de produire des articles en assistant aux séances du conseil communal ou aux réunions officielles et aux inaugurations de chrysanthèmes. (1)
NOURRIR MOLOCH
Tout comme « Dieu a besoin des hommes », titre d’un jadis célèbre film de Jean Delannoy (1950), les « médias-citoyens » des années 2020 ont vachement besoin des infos des médias classiques pour ne pas être que des nombrilistes chambres de résonance des identités locales. Sauf que, pour cela, ils font leurs, sans demander leur reste, le travail, la sueur, l sang et les larmes des vrais professionnels des médias. De ceux qui bossent, triment et souvent se donnent sans compter pour débusquer cette fameuse info qu’on ne voit pas en se postant simplement sur le pas de sa porte.
Le moloch des « médias locaux citoyens » ne se nourrit pas d’enfants, comme celui de la Bible, mais plus simplement du travail des autres. Un travail qui coûte à produire et dont le produit doit donc être vendu, en tout cas s’il est réalisé dans le cadre d’une entreprise à caractère privé…
L’INFO = BIEN PUBLIC ?
Les réseaux sociaux en particulier et, de manière plus générale, la tendance au fonctionnement par horizontalité et au réseautage qui caractérise le monde actuel, ont transformé le concept de « l’information est un bien public » en une divinité intouchable. Certes, pour la chercheuse française Julia Cagé (1), « le point central est de considérer l'information politique et générale comme un bien public, faisant partie du secteur de l'économie de la connaissance au même titre que l'école, les cinémas, les bibliothèques, les musées ».
Mais l’information, une fois produite et diffusée par un média, est-elle toujours un bien aussi commun ? Par nature, « la nouvelle » appartient à tous. Mais en est-il de même dans le cas d'une « nouvelle » recherchée, traquée, traitée, mise en forme et divulguée par des journalistes ? Parce que c’est une information, tout le monde peut-il la faire sienne et se l’accaparer gratuitement, sans coup férir et sans possibilité de réaction de la part de celles et ceux qui ont contribué à sa production ?
RÉAGIR OU MOURIR ?
Que fait la presse régionale, qui est en train de mourir sous les coups que lui font subir à longueur de journée les posts sur les réseaux diffusant ses contenus largement et gratuitement (voire avec des retours publicitaires pour ceux qui gèrent ces réseaux) ? Rien. Elle semble laisser faire, alors que, pour protéger ses droits, elle aurait au contraire d’abord dû se doter de services chargés de faire la chasse à ces usages non contractuels, au nom du respect du boulot accompli par des professionnels de l’information. Si les réseaux locaux devaient payer pour relayer du contenu produit par des médias classiques, et que ceux-ci renâclaient à le faire, les infos qui sont diffusées sur ces pages perdraient inévitablement en intérêt et popularité. Elle aurait pu aussi gérer elle-même sa présence sur les réseaux sociaux, faire de l'entrisme dans ces médias-citoyens en y postant des contenus qu'elle aurait contrôlés et qui auraient incité les lecteurs à, ensuite, se rendre sur ses propres médias en ligne. Mais les réseaux sociaux locaux, pour la presse régionale, cela semble plutôt être une terra in-cognita…
Jadis, on s’informait via son journal régional ou local, que l’on achetait ou auquel on était surtout abonné sans discuter, parce que l’on savait qu’il était le seul moyen de tout savoir de ce qui se passait, s’était passé et allait se passer près de chez soi. Bref d’être au monde, de vivre dans son monde, et d’avoir du lien social avec lui.
Aujourd’hui, on croit qu’en consultant les pages Facebook créées dans les villages par l’une ou l’autre personne (ou influenceur/euse ?), et notamment nourries du contenu des médias “professionnels”, on aboutit au même résultat, mais sans bourse délier.
Mais, pour les médias-pro, n'est-il pas beaucoup trop tard pour réagir? Et n'est-il pas plus simple, pour les propriétaires, de rationaliser, fusionner, et licencier?
Frédéric ANTOINE.
(1) Hélas, je sais qu'il peut y avoir des exceptions à la règle de la description idéale faite ici, et que ceci explique peut-être en partie cela.
(2) Julia CAGÉ, Benoît HUET, L’information est un bien public, refonder la propriété des médias, Paris, Seuil, 2021.