Depuis que l'info se consomme en ligne, elle est accompagnée d'une sorte d'impératif catégorique: elle doit obligatoirement être illustrée. Coûte que coûte. Au risque de voir l'illu faire dévier ou tuer le sens de l'info. Mais personne n'a l'air de s'en soucier. Cas d'école.
Le 15 octobre, une fusillade se produit dans un camp d'entrainement de l'armée russe, dans les environs de la ville de Belgorod, proche de la frontière ukrainienne. Il y a au moins 11 morts et 15 blessés, selon le ministère russe de la Défense, qui parle d'attentat. L'info est relayée par les médias du monde entier. En vertu de la "dictature de l'illu", pour la "vendre" au lectorat, elle doit impérativement être illustrée. Mais comment faire, alors que l'événement n'a, évidemment, pas été photographié par des reporters de guerre au-dessus de tout soupçon ?
UNE IMAGE, DU CONTENU
En scrollant sur les sites d'info, l'inanité de cette obsession iconique saute aux yeux. Forcés de fournir une image, les responsables des sites qui publient des articles sur cette fusillade oublient un élément-clé du journalisme : celui qui veut que toute image de presse soit porteuse d'un contenu informationnel, c'est-à-dire qu'elle contribue à l'information du lecteur. En journalisme, une image n'est pas une "simple" illustration, un élément de décoration mis à côté d'un texte pour faire joli ou attirer le regard. L'image peut bien sûr être esthétique et attractive. Mais elle doit, d'abord, apporter de l'information qui complète ce qui figure dans l'article qu'elle accompagne. Et si possible ne pas être en redondance avec le contenu de celui-ci.
Dans ce cadre, ce que montre l'image est évidemment essentiel. Mais il ne prend souvent sens que grâce à la légende qui la suit. Souvent, c'est la légende qui donne sens à l'image. Ce n'est pas tout à fait comme ça que l'envisage la sémiologie, mais on pourrait dire que, en quelque sorte, l'image est de l'ordre du signifiant, et la légende du signifié. Sans légende, l'image reste polysémique. On peut y mettre ce que l'on veut. La légende cadre la signification de l'image et lui permet d'apporter son "plus" informationnel.
LA LÉGENDE AUX OUBLIETTES
Or dans bien des cas, sur les sites d'info, le légendage des photos est désormais passé aux oubliettes. On "tape" la photo comme ça, au-dessus du texte, au lecteur de comprendre en quoi celle-ci apporte quelque chose à celui-là. Au mieux on misera sur le fait que le titre de l'article, qui suit souvent l'insert iconique, suffira à donner du sens à l'image, l'important n'étant pas que l'image informe mais qu'elle attire le regard et donne envie de lire le texte. Jusqu'au point d'en pervertir ou nier le contenu?
Dans les fils info, l'absence de légende est ontologique. Le lecteur n'a à sa disposition qu'un titre court et une illu, l'essentiel étant qu'il clique pour accéder au contenu (ou au paywall…). Exemples extraits des sites de La DH et de La Libre (qui sont, économies d'échelle obligent, quasiment similaires):
Les photos des fils infos ouvrent toujours l'article auquel on accède. Et c'est ici que l'observation de l'impératif illustratif brille par toute sa splendeur.
UN MYSTÈRE PAS TRÈS NET
Une rapide recherche sur le web démontre que cette photo n'est pas liée à l'événement qu'elle illustre. Plusieurs sites d'info l'ont utilisée, sans la légender, avant la mi-octobre 2022 (Swiss Info, le 7/10, The Hill, le 8/10…). D'autres sites ont publié la photo en mentionnant seulement sa source (Ukrayina.pl le 06/08, Latercera.com, le 04/08…). Quelques sites ont précisé qu'il s'agisait d'une image d'illustration (Wiadomosci Gazeta, le 02/09, Ukrayina.pl, le 06/08…). Des informations déjà plus précises que ce qui figure sur les sites de La Libre et de La DH, où il est seulement fait état d'un copyright AP. Et qui démontrent que l'image remonte au moins au 4 août, et non au moment de la fusillade.
AUTOPSIE D'UNE ILLU MUETTE
En approfondissant les recherches, on découvre que plusieurs sites ont légendé l'image. Certaines de ces légendes sont peu précises, comme celle de la chaîne d'info allemande n-tv, dès le 10/08 : " Ein neues Armeekorps soll nach erheblichen russischen Verlusten mehr Soldaten in die Ukraine bringen."(1) D'autres paraissent hors sujet, comme celle de Indiatvnews (04/09) : "Local authorities “will do everything necessary to make the signing of the contracts as convenient as possible,” the official statement said." (2), ou celle figurant sur le site de la chaîne publique allemande ZDF : "In der Region halten schwere Kämpfe an. Die Anwohner leisten den Aufforderungen der Behörden zur Evakuierung des Gebietes Folge. Dafür werden Busse und Züge zur Verfügung gestellt." (3)
Mais il y a des légendes précises, qui apprennent ce qu'est réellement le contenu de cette photo (4) . Les infos les plus détaillées accompagnent souvent les publications les plus anciennes, c'est-à-dire les plus proches de l'événement qu'a réellement capté l'objectif du photographe. Le site eupennois Ostbelgien utilise l'image dès le 30/07, avec la légende suivante: "30 juillet 2022, Ukraine, --- : Dans cette vidéo encore, des soldats de l'armée russe sortent d'un hélicoptère militaire lors d'une opération dans un lieu tenu secret en Ukraine. Photo : -/Service de presse du ministère russe de la Défense/AP/dpa" (5). Le 31/07, pravda.sk (Slovaquie) reprend l'image avec une légende plus courte et descriptive: "Des soldats de l'armée russe sortent d'un hélicoptère militaire lors d'une mission dans un lieu tenu secret en Ukraine. L'image a été fournie par le service de presse du ministère russe de la Défense. / Foto: SITA/AP, Ministerstvo obrany RF". Le 1er août, le site du quotidien norvégien ABC Nyheter légende la photo comme suit : "Cette photo, publiée par le ministère russe de la Défense en juillet, montrerait des soldats russes dans la région du Donbass en Ukraine. Selon les services de renseignement britanniques, la Russie est probablement en train de déplacer des forces du Donbass vers le sud de l'Ukraine. Photo : Ministère russe de la Défense / AP / NTB Photo : NTB".
UNE PHOTO PÉRIMÉE ?
Ainsi, il apparaît que cette photo a été prise au cours du mois de juillet, et visiblement rendue publique par le ministère russe de la Défense le 30/07. Cette image est issue d'une vidéo montrant des soldats russes en action. Le journal slovaque Pravda, fondé en 1920, publie le 01/08 une « fotogaleria » de 6 images issues de cette vidéo, et mentionne qu'elles figurent « sur les prises de la vidéo ». Le lieu où la vidéo a été tournée est "tenu secret", mais se situe en Ukraine, sans doute dans le Donbass.
On est donc très loin de l'info dont cette photo est l'illustration. Certes, elle montre des soldats russes, mais ceux-ci ne sont pas en Ukraine, ne participent pas à une fusillade, et nse sont sans doute pas dans un camp d'entrainement. De plus, il y a au moins deux mois et demi d'écart entre l'image et le texte. Enfin, la source citée, AP, est incomplète, et ne permet pas de saisir que le cliché provient du ministère russe de la Défense.
UN INCENDIE FORT 'HORS SUJET'
L'exemple développé ici dans le cas de deux quotidiens est loin d'être le seul où un gap existe entre l'info et son illustration. L'Avenir, qui appartient au même groupe IPM, a pour sa part choisi d'illustrer l'info par une image, située sous le chapeau, et représentant un incendie. Elle est prudemment légendée : "La région de Novgorod." Si légende il y a, celle-ci a-t-elle un rapport avec l'événement ? En fait, un seul: photo et info se situent bien dans la même région. Comme si on illustrait une actu sur la gare de Liège par une photo du casino de Chaudfontaine, en légendant: "La région de Liège."
Mise à part cette relative exactitude géographique, la photo choisie est plutôt mensongère dans son rapport à l'info, car la fusillade n'a pas suscité d'incendie. Celui-ci est lié à une "frappe" qui a touché une station électrique de la région de Novgorod le 14/10. Or, l'affaire qui nous occupe a eu lieu le 16. Selon des médias qui ont légendé cettee image (6), celle-ci aurait été prise par le gouverneur régional Viatcheslav Gladkov et diffusée sur Telegram. Aucun rapport donc avec "l'attentat" dont parle l'article.
MÊLI-MÊLO D'INFOS
Formellement, les deux pages se ressemblent plutôt : exactement le même titre, et même absence de légende pour un cliché, lui aussi totalement identique… mais impossible à identifier. La même présentation se retrouve notamment sur le site belgium.dayfr, qui dépend de l'opérateur israélien On 24 News. Il reprend en légende de la même photo… le titre de l'article, sans plus. Cette même image sera aussi reprise, sans plus de légende, pour illustrer un article du site roumain d'information stiripesurse.ro intitulé "Des dizaines de localités en Ukraine ont été touchées par les Russes au cours des dernières 24 heures". Ce qui n'a aucun rapport avec la fusillade d'un camp militaire russe.
Les recherches avec Google Lens ne permettent pas d'approfondir davantage la question de l'origine de cette photo. Il semble, par contre, qu'elle ait été très très peu utilisée pour illustrer l'événement, hormis par les deux médias belges et le site california18 fondé par l'acteur indien Tarun Kumar. Un site qui a eu l'honnêteté de mentionner sous la photo : "Default author image".
TOMBE LA NEIGE…
Non, l'attentat ne concernait pas l'église, même si on pourrait le supposer puisque nulle part dans la titraille on ne parle d'un camp d'entrainement russe. Non, les morts ne sont pas des fidèles venus assister à l'office. On pourrait le supposer, car il n'est jamais question dans la titraille de "soldats" ou de "militaires". Donc, à quoi sert cette image d'église?
Et puis, il y a la neige. Une actu "près de frontière ukrainienne", un jour de neige. Le samedi 15 octobre, faisait-il si froid dans cette région pour que la neige y tombe en masse? Alors que l'Europe de l'Ouest croule sous les vagues de chaleur, l'Est serait-il touché par une météo frigorifique, du genre de celle que les Russes attendent en détruisant tous les sites de production énergétique d'Ukraine pour tuer de froid toute la population ?
LA MÉTÉO DES PISTES
Pour en avoir le cœur net, vérifions. Quel temps fait-il actuellement à Belgorod? Les sites de prévision météo, ce n'est pas cela qui manque…
Quelques recherches avec Google Lens le confirment. On retrouve ainsi la même photo, davantage de saison, dès le 6 février 2022 pour illustrer un papier sur la site de la NPR, la radio publique des USA. Un article en italien de Swiss.info légende la même illustration de manière claire: cette photo représente "le dôme doré d'une église dans le village russe de Shebekino, à la périphérie de Belgorod et à quelques kilomètres de la frontière ukrainienne, dans une image prise le 27 janvier 2022" (7). Là, tout y est. Ce n'est pas l'église de Belgorod, mais celle d'un village de la périphérie, et elle a été prise fin janvier 202é… soit avant le début des hostilités.
Le panorama enneigé a servi à un média pour faire le bilan de bombardements pour la journée du 16/10. Sur le site du quotidien français La Dépêche, elle accompagne un papier sur l'incendie d'une station électrique (avec une légende situant la frappe "aux abords de Belgorod", donc peut-être quelque part sur la photo?). Pour Europe1, enfin, l'image est sensée illustrer un dépôt de pétrole en feu (mais avec une légende qui focalise sur "la région de Belgorod, terrain de conflits". Bref, un beau paysage, cela peut être mis à toutes les sauces. Le photographe qui s'est baladé par là avant que les Russes envahissent l'Ukraine a eu un sacré flair!
BRISER SES CHAÎNES ?
Dans plusieurs des nombreux cas évoqués ici, une simple légende aurait déjà constitué un premier pas pour que l'on comprenne le lien entre l'image et le texte. Les exemples où une légende a été ajoutée à la photo démontrent que l'illu y gagne en intérêt ou en relativisation de son importance.
Mais, indépendamment de cela, il subsiste ce fameux diktat de l'illustration. Qui fait sûrement plaisir aux yeux, mais pas à l'info.
Pourra-t-on un jour le surpasser? Ou peut-on espérer que les médias aient un sursaut, et trouvent le moyen d'au moins vivre avec, sans en être simplement l'esclave prêt à (presque) tout pour satisfaire son maître?…
Frédéric ANTOINE
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"Russische Soldaten verlassen einen Militärhubschrauber während eines Einsatzes an einem nicht näher genannten Ort. | © Russian Defense Ministry Press Service/AP/dpaUsnews.com". Usnews.com (08/08): "Russian Army soldiers leave a military helicopter during a mission at an undisclosed location in Ukraine, on July 30.(Russian Defense Ministry Press Service/AP)". ZDF 03/08: "In der Region halten schwere Kämpfe an. Die Anwohner leisten den Aufforderungen der Behörden zur Evakuierung des Gebietes Folge. Dafür werden Busse und Züge zur Verfügung gestellt.