La prochaine arrivée de LN24 sur la plateforme Auvio fait des vagues à la RTBF. Mais n'est-elle pas d'abord un coup de maître, et pour Auvio et pour LN24?
Ça s'excite un peu, du côté des journalistes de la RTBF, depuis qu'a été annoncée hier le prochain débarquement de LN24 sur Auvio. Comment, la concurrence va occuper "notre" espace sur "notre" plateforme! Est-on sûr, d'abord, que LN24 partage nos valeurs, voire notre conception du journalisme? Bonnes questions, mais peut-être pas toutes pertinentes. Oui, Auvio a le goût et les couleurs de la RTBF. Mais, même si le logo de la RTBF est intégré dans celui d'Auvio et que son adresse web est www.rtbf.be/auvio, ce n'est pas la plateforme de la RTBF. Elle n'a jamais été voulue comme telle par la hiérarchie. Ses concepteurs l'ont dès le départ rêvée comme une sorte d'alternative belge francophone à Netflix, rassemblant le maximum de contenus possible.
Considérer que c'est aussi la plateforme maison est oublier que AB3, Xplore et Arte y consignent aussi déjà leurs émissions. Bien sûr, sur AB3, cela fait belle lurette qu'il n'y a pas de journaux télévisés. Mais la chaîne ne diffuse-t-elle pas des magazines d'enquêtes-reportages, comme Reporters, par exemple, aux sujets pas toujours reluisants… dont on trouve parfois des déclinaisons comparables dans l'offre des chaînes de la RTBF. Les magazines d'AB3 ne constituent-ils pas une menace pour le journalisme made in service public de la RTBF? En tout cas, ils ne touchent pas au sacro-saint tabou: l'information quotidienne. Le JT, pour parler simple. Arte en produit. Mais, subtilement, la "sélection d'Arte" que propose Auvio ne les comprend pas. Le seul JT concurrent aujourd'hui présent sur la plateforme est celui de la RTBF. Mais cela, ce n'est pas grave. VRT et RTBF ne sont-ils pas les deux enfants du même service public? Avec l'arrivée de LN24, ça change tout: dans la chasse gardée de l'actu.
Chacune chez soi
N'avait-on même pas un jour rêvé de voir RTL rejoindre Auvio plutôt que de lancer en catastrophe de son côté une plateforme ersatz technique de celle concoctée par M6? Si ce projet-là avait vu le jour, nul doute que des cohortes de journalistes de la RTBF se seraient immédiatement mises en grève illimitée. Car là, le tabou de toucher à l'actu n'aurait pas été menacé. Il aurait été piétiné. Mais, grâce à Dieu, les responsables de l'avenue Georgin n'ont jamais choisi de franchir ce Rubicon-là. Jamais les JT de La Une et ceux de RTL-TVI ne se retrouveront côte à côte sur une même plateforme. Sur un téléviseur, il suffit de switcher sur sa télécommande pour passer de l'un de l'autre, et ce n'est compliqué ni sur une appli ni sur internet. Mais ils ne sont pas là ensemble. Ils ne doivent pas se côtoyer. Chacun chez soi. Sauf que, comme écrit plus haut, Auvio, ce n'est pas vraiment "la RTBF chez soi". Même si cette image, bien entretenue par l'image de marque, est ancrée dans la tête de pas mal de gens.
Du journalisme, tout de même
On peut s'interroger sur le type de journalisme pratiqué sur LN24 par rapport à celui du service public, sur ses choix rédactionnels, sur ses angles parfois idéologiques, voire politiques, sur sa propre conception de la déontologie, sur les mélanges de genres que l'on peut retrouver dans certains de ses programmes… mais c'est du journalisme. Les fondements du journalisme sont partout les mêmes, et d'ailleurs, ceux qui pratiquent sur la RTBF et sur LN24 sortent des mêmes écoles ou universités, ont été formés par les mêmes professionnels, et ont eu les mêmes profs. Évidemment, journalistes de LN24 et de la RTBF ne fonctionnent pas dans le même environnement. Sur LN24, le personnel en CDI n'est pas foison. À la RTBF, il est beaucoup plus courant. Dans une petite PME toujours en période de lancement, où l'on perd encore de l'argent, chacun craint chaque jour pour sa place. À la RTBF, il y a bien de plus en plus de CDD, mais on connaît quand même aussi une certaine stabilité d'emploi.
À la RTBF, on regorge aussi de moyens techniques, au point d'envoyer des journalistes faire des in situ là où il ne se passe rien. Sur LN24, on s'inspire de chaînes all news comme BFM pour miniaturiser le matériel et charger aussi le journaliste de gérer lui-même la technique, mais on ne joue pas (encore) dans la même cour que le service public. Alors, pourquoi le grand frère redoute-t-il autant l'arrivée du petit rejeton?
Concurrence loyale
N'est-ce pas simplement parce que le grand frère redoute la concurrence, la possibilité de comparer sans devoir zapper. Et que, si LN24 n'a aucune chance théorique d'être meilleure sur l'info que la RTBF, elle n'en occupe pas moins de plus en plus de créneaux. La RTBF a deux bastions: ses JT de 13h et de 19h30. Dans l'un, elle domine le marché, dans l'autre, son ambition de battre RTL définitivement est toujours de l'ordre de l'ambition. Mais, le reste de la journée, comment fait-on pour s'informer sur la RTBF, enfin RTBF Télévision, car jusqu'à plus ample informé les ambitions de LN24 en radio ne sont encore aujourd'hui qu'au stade de projet.
En télé, le matin, l'info est incluse dans la sorte de mi-radio filmée, mi-télévisé, du 6-8 et du 8-9. Soit pas quelque chose qui soit vraiment de la télé. Alors que sur LN24, il y a une vraie matinale, qui se paie le luxe, comme La Première radio, d'avoir des invités politiques dont les déclarations sont parfois assez intéressantes pour être reprises ensuite par tous les médias.
Et après dans la journée, sur la RTBF TV? Hormis le 13h, le 19h30 et Vews… au même moment sur Tipik, plus rien. Alors que LN24 est, elle, là en permanence. En fin de soirée, on ne sait jamais quand le microscopique Vews sera rediffusé sur Tipik. En face, LN24 est toujours-là, et propose même un grand journal en direct à 23h.
Modèle à revoir
Alors, si tout LN24 débarque sur Auvio, on fera vite la comparaison. On comptera le nombre d'éditions de JT, le nombre d'émissions d'infos de l'une et de l'autre. Et il apparaîtra que, en Belgique francophone, la chaîne qui fait le plus d'infos et est la plus présente en permanence, ce n'est pas la RTBF. Pour adoucir le constat, on ajoutera aux productions Tv du service public toutes les vidéos des émissions de La Première, avec ses JP et ses magazines. Mais il sera vite évident que ce n'est pas la même chose. Quantité n'est pas qualité, dit-on souvent. Mais quand même. C'est là que cela pourrait faire mal. Avoir de si nombreux journalistes pour ne produire "que" quelques émissions de grande qualité, alors qu'en face on fait le job et on est au turbin en permanence, avec les compétences et les moyens du bord.
La solution est-elle de s'opposer à l'arrivée de LN24 su Auvio? Ou de se questionner sur la nature et la fréquence de la couverture de l'info "télévisée" (ou "audiovisuelle") sur la RTBF. Pourquoi le service public ne se positionne-t-il pas, lui aussi, dans une sorte de créneau all news (à inventer) qui pourrait être compétiteur de LN24? Pourquoi la logique d'édition de contenus est-elle diluée dans un talk-show ± radiophonique le matin, et totalement absente en avant et après soirée? On répondra qu'il y a eu des tentatives, mais que ça coûtait cher et qu'il n'y avait personne au rendez-vous. Sauf que, aujourd'hui, c'est LN24 qui occupe ces déserts, et que, tout petit à tout petit, l'herbe commence à y pousser. Depuis quelques mois, la comm de LN24 est fière d'annoncer des gains en audience, sur des cibles très pointues, et plutôt dans le haut de gamme. En face, le service public ne s'écrie-t-il pas: "Du goujon ! c'est bien là le dîner d'un Héron !J'ouvrirais pour si peu le bec ! aux Dieux ne plaise !", comme disait le héron de La Fontaine…
Son arrivée sur Auvio est une consécration pour LN24. L'affirmation que le petit avorton sur lequel personne ne pariait un kopeck est arrivé dans la cour des grands. Et les démange tellement qu'ils en font une petite jaunisse. Pour Auvio, c'est l'affirmation du projet initial selon lequel, sous l'égide de la RTBF, la plateforme vise à rassembler au plus large, pour contrer ensemble les GAFAM, au nom de la devise nationale belge. Si, en plus, cette concurrence rapprochée amenait l'info RTBF à s'interroger sur elle-même, en conservant bien sûr sa différence et sa spécificité, tout le monde ne serait-il pas gagnant?
Frédéric ANTOINE.