Le "documentaire", intitulé Le grain de sable dans la machine, aurait en effet bien nourri un débat à lui tout seul. QR L'actu est une émission qui dépend du secteur "information"de la RTBF. Comme cela est indiqué au bas du générique final, elle est placée sous la responsabilité du directeur de l'information de l'organisme public. On est donc bien là dans un programme d'information et non dans une case de la grille consacrée à des documentaires. Dans ce cadre, on s'attend à ce que la production qui constitue la première partie de l'émission relève du journalisme et de la pratique de l'information. Mais, ceux qui se sont placés dans ce contexte, celui d'une émission d'info comme tous les mercredis soirs sur La Une, ont dû tomber de leur chaise ou glisser de leur fauteuil à maintes reprises au cours de la diffusion du Grain de sable…
L'excellent réalisateur de ce "documentaire" a le droit d'avoir une lecture personnelle des choses et de ce qu'il croit être la réalité, ainsi que de réaliser un produit audiovisuel qui la reflète. Tout comme l'auteur de Ceci n'est pas un complot pouvait, à titre personnel, avoir un avis sur la manière dont "le pouvoir" a conquis l'adhésion des populations pendant la pandémie. Mais cet avis peut-il servir de base à la réalisation d'un produit télévisé présenté comme relevant de l'information, alors qu'en réalité il est un support à la démonstration d'une thèse? Les bonnes intentions de l'auteur du Grain de sable… sont indiscutables. Mais il nous semble que le fait qu'elles aient été aimablement recueillies par une journaliste de la RTBF enthousiaste (1) dans un article promotionnant le "documentaire" ne nous empêche pas de nous poser quelques (lourdes) questions quant à sa présence au sein d'une émission d'information (2)
Un récit, deux structures
Tout comme Ceci n'est pas un complot, Le grain de sable… est écrit sur base de deux modes de structuration: l'un de type formel, l'autre relatif au contenu, au message porté. Dans les deux cas, la structure formelle est de type chronologique. La crise du covid est passée en revue de sa naissance à la fin 2020. Les étapes de la pandémie, ainsi que le fil des saisons, rythment dans les deux productions la progression formelle du récit (et de l'image). Cette évolution linéaire du temps est à la fois familière au spectateur, qui y retrouve sa propre expérience de la crise, directe ou par médias interposés, mais peut aussi ne pas lui donner envie de regarder un programme lui rappellent une fois de plus le rassassage d'infos sur le covid dont on n'a cessé de lui rebattre les oreilles depuis presque un an. Pour faire passer son message, il faut donc être prudent et ne pas taper trop fort sur les éternelles images choc.
Car cette structure formelle, en définitive, n'est qu'un prétexte. Elle fournit un récit alors que, dans les deux productions qui se disent des "documentaires", ce n'est pas la forme qui compte, mais le fond. Les auteurs entendent élaborer un discours, développer un point de vue sur la crise, en le faisant passer par les habits d'un support chronologique. Mais c'est bien le fond qu'ils cherchent à faire passer.
Un processus de persuasion?
Dans les deux cas, subtilement, ce fond ne se révèle que très progressivement, par petites touches. Il faut à ce propos saluer l'énorme qualité de la réalisation du Grain de sable… Les images y sont superbes, les enchaînements entre les plans relèvent de l'orfèvrerie (on ne s'en aperçoit qu'en décortiquant le film minutieusement). Et ne parlons pas du montage. Seule, comme dans Ceci n'est pas…, la lancinante répétition de la musique aurait, de temps à autre, pu être modérée.
Dans les premières minutes du programme, on est dans le rappel d'événements, dans l'évidence des faits. Puis, soit par le discours tenu on off, soit par les extraits d'interviews, la grille de lecture des événements se met en place. Et la construction de la thèse soutenue par l'auteur s'établit étape par étape. Par des moyens différents, qui distinguent l'une de l'autre les deux productions, le spectateur glisse irrésistiblement d'un partage de l'évidence à une entrée dans un processus de persuasion (3).
A ce propos, il est intéressant de noter que, dans les deux cas, la voix off parle à la première personne. Mais dans un contexte différent. Dans Ceci n'est pas…, le "je" est celui de l'auteur, qui se met en scène du début à la fin du document. Ce "je" est celui de l'expérimentateur, de celui qui doute, qui bâtit des hypothèses, voit des suspicions, voire des intentions malveillantes. Mais bien sûr pas de complot, tout de même. Enfin, pas vraiment, mais peut-être, on ne sait jamais. Bref, un "je" qui peut être intégré par le spectateur comme étant le sien. Dans Grain de sable…, on se trouve à l'opposé, ou presque. Le "je" est celui du virus du covid, vis-à-vis duquel on ne peut qu'avoir un sentiment de rejet. Mais, comme le renard de Saint-Exupéry, le covid finit par amadouer le spectateur, lui explique qu'en fait, ce n'est pas lui le responsable de la situation. S'il le suit dans son raisonnement, il finira presque par plaindre le pauvre "je-covid", tenu pour responsable alors qu'il n'y est presque pour rien, et se mettre à sa place…
Expertise et contre-expertise
Ayant toujours bien à l'idée que ce type de production entend affirmer une thèse (à défaut de la démontrer par A+B), asseoir les bases de son point de vue peut se réaliser soit par la propre expression de l'auteur, soit par le subtil recours aux experts. Ceci n'est pas… convoque les deux méthodes. Une partie du "raisonnement" est développée par la voix off, porte-parole de la pensée de l'auteur, et une autre par des extraits d'entretiens avec des experts. Grain de sable…, qui cherche à présenter formellement une configuration plus journalistique, ne met pas directement son auteur en scène, même si le "je-covid' de la voix off est clairement, à certains moments, la sienne. Tout passe ici par les "experts", et c'est ainsi que s'opère sans doute le plus beau tour de passe-passe de cette production: présenter comme des experts, c'est-à-dire des personnes compétentes, neutres, objectives comme des scientifiques, et ayant un regard objectif, des personnages qui sont, en fait, profondément engagées et ayant une lecture personnelle des choses et promouvant une cause.
La clé de lecture
Cela ne serait journalistiquement pas gênant si la production laissait s'exprimer des gens engagés, mais reflétant des points de vue ou des regards différents. Or tel n'est pas le cas. Au visionnement, la chose peut échapper au spectateur. Comme le film est à l'origine un projet pour Arte, qui le diffuse dans une case "Decryptage" —ce qui veut bien dire ce que ça veut dire— (4), il utilise à la fois des experts francophones et germanophones. Ces derniers sont tous totalement inconnus au spectateur de la RTBF. Or là se trouve la clé de lecture du "documentaire": de son titre à sa thèse, sans le dire, ce film repose sur les idées d'un homme: Fabian Scheidler, subtilement présenté sur l'écran comme un "essayiste et dramaturge", ce qui ne paraît pas à première vue lui permettre d'avoir des avis péremptoires sur l'avenir du monde. Au cours du film, ce personnage apparaît 9 fois à l'image en situation d'interview (5) et est en réalité à la fois "auteur, essayiste, philosophe, journaliste et dramaturge allemand" (6). Tout cela serait d'un intérêt relatif si l'homme n'avait pas publié en 2015 un livre qui a été un immense succès, et dont la version française s'appelle tout simplement La fin de la Méga-machine (Das ende der Megamaschine en V.O.). C'est ce livre porte le fond de la thèse du film: le covid n'a été qu'un petit élément dans une machine qui était déjà en piteux état. Le titre Le grain de sable et la machine est en filiation directe avec l'oeuvre de Scheidler. Sauf que ce n'est jamais dit dans le film et qu'il n'est jamais présenté comme l'auteur d'un livre sur la mégamachine. Alors que, par la voix off et les intervenants, le mot "machine" est prononcé 24 fois et "machines" 5 fois.
Identités floues
Cette absence de présentation claire de l'identité et du positionnement des intervenants n'est pas l'apanage de Scheidler. De nombreuses personnes sont présentées de manière très floue et anodine, alors qu'elles sont soit clairement engagées dans une cause, soit comme auteures d'ouvrages qui, dès le titre, ne mentent pas sur leurs intentions et leur positionnement.
Carola Rackete, qui apparaît dix fois à l'écran en interview, et est présentée comme "Pilote de navire et militante écologiste", est la fameuse capitaine du navire humanitaire Sea-Watch 3 qui, dans son livre Il est temps d'agir, défend la désobéissance civile comme mode d'action. Hervé Kempf (8 présences à l'image) est accompagné de la mention "Ecrivain et journaliste", alor qu'il est le fondateur de Reporterre, le quotidien de l'écologie, et a publié des livres aux titres évocateurs comme: Comment les riches détruisent la planète ; Pour sauver la planète, sortez du capitalisme ; Que crève le capitalisme ou Tout est prêt pour que tout empire.
Gaël Giraud, présenté comme "auteur et économiste", est aussi prêtre et jésuite. Economiste en chef de l'Agence française de développement de 2015 à 2019, il a publié : Au-delà du marché, l’imposture économique, Illusion financière, Vingt propositions pour réformer le capitalisme.
Sans dresser la liste exhaustive de la trentaine de personnes à qui l'on donne la parole dans ce programme, on relèvera encore qu'est présenté comme "fournisseur d'humanité", ce qui est le nom qu'il se donne lui-même, un ancien médecin d'Anderlues qui aide bénévolement les démunis et que la version allemande du programme désigne, elle, comme un "Sozialarbeiter" ("travailleur social"), ce qui n'est pas tout à fait la même chose.
Le peuple Kichwa du Sarayaku, en Amazonie équatorienne, est aussi pas mal présent dans le casting. Pas moins de trois de ses représentants y sont interrogés. Mais deux d'entre eux sont sans doute tellement connus qu'aucune mention n'a été jugée utile à côté de leur nom, alors qu'ils sont tous trois activistes contre l'extraction de pétrole sur leur territoire (chose qui n'est vraiment pas au coeur des propos recueillis là-bas, où on représente cette population plutôt comme les "bons sauvages du paradis perdu"). La palme de ce mensonge par omission sur les intentions exactes du "documentaire" revient ex-aequo, avec Fabian Scheidler, à Pablo Servigne, simplement présenté comme "Chercheur in-terre-dépendant et auteur", ce qui ne veut pas dire grand chose. Ce personnage, qui prend la parole 8 fois, n'est autre que l'auteur du best-seller Comment tout peut s'effondrer-Petit manuel de collapsologie, ainsi que de Une autre fin du monde est possible. Difficile de mieux anonymiser un personnage au positionnement clé, puisqu'il est un peu considéré comme le pape français de la collapsologie.
Subliminal
Dans Ceci n'est pas…, l'auteur évoquait ses études de journalisme à l'IHECS, où on lui avait appris à repérer les messages subliminaux. Et estimait en avoir vu pas mal en arrière-plan des présentateurs, dans les JT. Cela reste à démontrer. Dans Le grain de sable…, le message n'est pas vraiment subliminal. Mais son décodage n'est évidemment pas donné dans le "documentaire" lui-même. Le décryptage des identités complètes des personnes rencontrées, croisé avec leurs propos, peut conduire à estimer que cette production prend finalement la crise covid comme prétexte pour transmettre un autre message, qui est celui de la thèse du film. Ce message est porteur des idées des collapsologues, que soutiennent et développent plusieurs intervenants, et s'inscrit dans l'idée d'une disparition du capitalisme, qui pourrait être encouragée par divers moyens. De même, il menace le monde de graves rebéllions et soulèvenements, si on ne change pas totalement de cap. L'originalité de cette oeuvre est que, à côté des personnages présentés ici, elle se forge une légitimité non pas en donnant la parole à des tenants d'une autre thèse (car on est ici dans la démonstration), mais en s'adjoignant des interviews de personnes haut placées. Celles-ci n'annoncent pas l'effondrement programmé de la civilisation, face auquel le covid ne serait qu'une poussière, mais inscrivent leur discours dans le récit formel de la crise. On retrouve ainsi des gens comme Serge Tisseron, le commissaire européen Paolo Gentiloni, l'épidémiologue Marius Gilbert ou Charles Michel, dont la présence se semble valider, sans devoir le dire, que tout ceci est bien sérieux et indiscutable.
Sur le fléau de la balance, on placera un intervenant comme le député européen Philippe Lamberts, qui apparaît 9 fois à l'image, et dont le discours est plutôt alarmiste. Autre people connu, le comédien et humoriste Christophe Alevêque, dont les propos vont dans le sens de ce que veut aussi faire passer comme message le documentaire: assez des Etats et des gouvernements, il faut prendre chacun son sort en main et agir. Finalement, le risque d'effondrement du monde devient ainsi une évidence, communément partagée. Sans lien direct avec le covid, mais quand même.
A suivre
Le champ est large, mais l'interrogation posée en début de ce texte semble ne pas perdre en pertinence: un document porteur d'une thèse, même habillement habillée, peut-il être intégré dans une émission relevant du secteur de l'information comme s'il s'agissait d'une enquête-reportage mieux travaillée côté présentation? Et peut-il servir de base à un débat, sans avoir été présenté comme défendant une thèse partisane?
Affaire à suivre n'aurait-on pas envie de dire.(8)
Pour ce qui concerne Fabian Sheidler, voici l'explication donnée par le réalisateur: " Si Fabian est dans le film, c'est plus simplement pour la raison suivante: Pablo Servigne m'avait recommandé de contacter Fabian qui avait écrit un livre dont le titre rappelait le mien. J'y ai vu évidemment une conjonction de point de vue. J'ai lu son livre qui effectivement croisais mon regard. Belle rencontre, due au hasard tout simplement."