La planète retient son souffle : arrivera-t-on à sauver le petit Ryan, tombé dans un puits à Tamrout (Maroc) ? Pas un Jt, ou presque, sans nouvelles du sort du pauvre garçon. Le petit Marocain n'est pas le premier enfant à susciter pareil intérêt médiatique. Pourquoi tant d'émotion ?
Le 1er février après-midi Ryan (0) est tombé dans un puits que, semble-t-il, réparait son père (1). Bien que se déroulant dans un village en terre battue (2) et un peu perdu à ± 130 km de Tétouan, l'information remonte dans les médias locaux. Le quotidien en arabe Press Tetouan annonce la nouvelle sur son site dès le 2 février à 00h48, déjà accompagnée d'une photo, suivi par Alhadet à 00h50.
(contenus en arabe, traduits en français)
Ce 2 février, le sujet sera traité, sur un mode mineur, par quelques sites marocains d'information (3). Il faut attendre le jeudi 3 pour que le fait divers prenne une ampleur nationale, puis internationale. Analysant cet émoi international, Press Tetouan publiera le 3 en fin de journée et pendant la nuit plusieurs articles évoquant l'émoi international suscité par l'événement : Ryan unit le cœur des Arabes (4) ; L'attention de la presse internationale se tourne vers Tamrout (5) ; British Broadcasting Corporation... "Ryan" est devenu le fils du Maroc et de tout le Moyen-Orient (6)… L'article sur la presse internationale fait même référence au Soir et à 7sur7.be, considérés comme représentant les médias francophones dans leur ensemble (7).
Fait divers public
Les médias audiovisuels ne seront évidemment pas en reste, d'autant que pareille affaire permet de faire de l'image. Jeudi soir, le sort du "petit Ryan" est longuement traité dans le Jt de 19h30 de La Une (RTBF). La séquence à ce propos dure 1'47". Elle commence 21'20 après le début de l'émission. TF1 fait un peu moins bien : sa séquence, qui n'occupe qu'une minute de l'antenne, démarre 22'50 après le début du Jt. Mais elle est précédée d'un lancement studio de 20 secondes, alors que, à la RTBF, il ne prend que 15 secondes. Au RTL Info de 19h, le sujet fait seulement l'objet d'un "à-travers" de 20 secondes, placé 25'50" après le début du Jt. Sur France 2, cette info… n'est pas évoquée du tout. Elle n'est pas non plus dans le mini Jt atyique qu'est l'émission Vews, sur Tipik, ni dans le 21h de LN24.
Sur RTBF radio La Première, le "petit Ryan" est par contre le… 2e titre du journal parlé de 19h (durée du titre : 20 secondes). Au cours du journal, ce sujet occupera 1'12" de l'antenne, en débutant à 3'17. Il comprend un lancement de 24", un "billet sec" d'une correspondant sur place (dont on ne saura rien et dont on ne comprendra pas le nom (8) ), sujet d'une durée de ± 35". Il sera suivi d'un retour studio de 13" évoquant un autre cas d'enfant tombé dans un puits, celui du "'petit Julen", survenu en Espagne il y a juste deux ans.
Mise à jour : le vendredi 4, dans son JT 20h, France 2 a bien rattrapé son vide du soir précédent. Le journal a consacré au "petit Ryan" une très longue séquence, 11 minutes après le début du journal (soit bien avant les JT du jeudi). Le sujet en lui-même a duré 1'25, après un lancement de 5". La chaîne publique française a donc traité le sujet en 1'30. Mais il y a même inclus une animation destinée à faire comprendre comment les secours espéraient atteindre le jeune garçon prisonnier. Le même soir sur RTL-TVI, on passe d'un "à travers"' du jeudi à une séquence de 1'30, annoncée dans les titres, et .diffusée à la 27e minute du journal, accompagnée d'une infographie.
On peut donc dire que, finalement, les quatre chaînes observées ont traité de manière auss imposante ce fait divers, la différence se situant dans le moment de la réaction. La Une et TF1 s'investissent dans un long traitement dès le 3/2, alors que les deux autres stations considèrent alors l'événement comme peu digne d'intérêt. Devant l'ampleur médiatique que prend l'événement le 4/3 et l'impact émotionnel que celui-ci a sur les populations, et une chaîne publique (France 2) et une chaîne privée (RTL TVI) changent leur fusil d'épaule et survalorisent l'événement, allant jusqu'à en faire un des titres de leur édition vespérale, et en l'illustrant d'une infographie. Les deux chaîne "rattrapent' ainsi le coup de la veille. Pour quelles raisons éditoriales ?
La loi des séries
L'élément évoqué en fin du JP de La Première n'est pas innocent. Au même moment, plusieurs autres médias feront eux aussi allusion à cet autre drame arrivé il y a peu. D'autant que celui-ci s'est mal terminé : l'enfant (le "petit Julen") est finalement décédé.
Serait-on en train de vivre une répétition des affaires de ce type, comme s'il y a avait là une loi des séries, voire une malédiction sur les enfants ?
En ne cherchant que quelques minutes sur internet avec l'aide des moteurs de recherche Duckduckgo et Google et les mots "enfant-tombé-puits-drame", on repère deux douzaines de drames de ce type au cours des ± dix dernières années. Ce relevé est forcément incomplet. Il révèle toutefois que les médias évoquent fréquemment les chutes d'enfants dans les puits.
Un suspense insoutenable
C'est ce qui distingue "le petit Ryan" de la plupart des faits divers ayant par ailleurs les mêmes trois caractéristiques : un puits, une chute, un enfant. L'événement ici prend une autre dimension, car il comprend une quatrième caractéristique : la tentative de sauvetage. L'actualité est prise en cours de déroulement. Il se passe toujours quelque chose quand débarquent médias et caméras. La scène comprend des personnages (parents, témoins éventuels, sauveteurs…) et, par dessus tout, elle repose sur un suspense insoutenable. Or, le suspense n'est-il le père de tout récit : que va-t-il se passer ? Tout est là. Dans l'attente d'un dénouement, heureux ou malheureux.
Voilà pourquoi ce fait divers, somme toute hélas plutôt banal, enfle jusqu'à devenir un sujet médiatique national, voire mondial. Lorsque tout un pays, et plus, suit en direct les opérations de sauvetage, il s'accroche à l'enchaînement des événements comme à d'autres récits où l'issue est incertaine. Avec le surcroît de tension provenant du fait que l'on est ici dans le réel, et non dans la fiction. Une vie est bien en jeu. Et, qui plus est, celle d'un enfant, chose sacrée, comme on peut le comprendre. Ce qui explique pourquoi les médias s'intéressent davantage aux drames concernant les enfants qu'à ceux qui touchent les adultes. La charge émotionnelle liée à ce qui se passe dans ce puits devient dès lors énorme.
Modèle en son genre
L'événement marocain n'est hélas que la réplique d'autres cas de traitement médiatique d'accidents concernant des enfants. Le tableau ci-dessus rappelle, sous le titre L'agonie d'un enfant, ce cas survenu près de Rome en 1981 déjà, et qui avait suscité un énorme déferlement médiatique, ainsi qu'une attention sans bornes des populations.
L'emballement était toutefois là encore plutôt local. Médiatiquement parlant, le premier cas de cette série si spéciale se situe quelques années plus tard. Il ne concerne pas tout à fait un puits, mais tous les autres ingrédients de la sinistre recette y étaient. Il s'agit de ce que Paris-Match dénommait encore avec subtilité récemment L’insoutenable calvaire d’Omayra Sanchez.
En 1985, lors de l'éruption d'un volcan endormi en Colombie, cette petite fille était devenue prisonnière d'une coulée de boue. Un photographe de presse, qui croyait saisir l'image d'une victime de la catastrophe, s'aperçoit qu'elle est vivante. Cet homme de médias lance un appel au secours, et l'opération de sauvetage de l'enfant débute. Sous les yeux des caméras du monde entier. Omayra est consciente, elle parle. Elle se confie. Elle se montre forte. Que d'émotions ! On l'aide à résister à la boue qui l'entoure, mais on ne parviendra pas à la sauver. On assistera à sa mort en direct. Rappelant cet événement (9), Paris-Match parviendra même encore il y a peu à republier la dernière photo de l'enfant, lorsqu'elle est sur le point d'expirer…
On n'avait jamais été aussi loin. Surtout avec des enfants. Les médias n'avaient jamais su, pu, ou osé, couvrir ainsi un fait divers de ce type. Mais la brèche a été ouverte. Elle ne se refermera plus. Et les feuilletons recommenceront. Qu'on se rappelle, par exemple, en 218, l'histoire de ces douze enfants bloqués dans une caverne en Thaïlande, vécue par le menu, avec des drames et des détails en tout genre.
En 1985, on appelait encore l'enfant victime par nom et son prénom. Aujourd'hui, on parle du "petit Julen" ou du "petit Ryan". La dernière digue de la distance (ou du respect?) a été rompue. Celle ou celui qui risque de perdre la vie, ne pourrait-il pas être notre enfant ? De spectateurs, les médias font quasiment de nous des acteurs de l'histoire. Comme si on y était. Par procuration. La vive émotion vécue au Maroc en est plus que la preuve.
Frédéric ANTOINE 04/02/2022 - 18h
Mis à jour 04/02 20h30, 05/02 08h (réécrit 11h40)
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