Début avril, La Libre Belgique et La Dernière Heure seront-elles aussi imprimées à Nivelles chez Rossel, qui devient ainsi le seul imprimeur des journaux de Belgique francophone. L'économie y trouve sûrement son compte. Mais ce monopole correspond-il à l'image historique qu'on se fait de la liberté de "la presse" ?
Il y eut le temps où, rue Royale à Bruxelles, de grandes vitrines permettaient de voir tourner 'en direct' les historiques presses du groupe Rossel, Le Soir ayant à la fois une édition matinale et une autre vespérale, qui s'imprimait à la mi-journée, le spectacle y était permanent, de jour comme de nuit.
En 2005, Le Soir partira à Nivelles, sur le site de l'ancien circuit automobile, où le rutilant outil de Rossel Printing Company l'imprimera désormais, ainsi que toutes les éditions de Sud-Info. Rien de plus normal : le groupe de presse était techniquement à l'étroit dans ses installations au cœur de Bruxelles. Les technologies numériques n'obligeant plus la rédaction à devoir jouxter la typo et l'impression, installer son outil dans un lieu proche de la capitale et des autoroutes était, pour Rossel, la solution optimale.
L'Avenir : du rêve d'un outil propre…
Vers l'avenir, de son côté, est longtemps sorti de presse à deux pas de la gare de Namur, au siège de l'entreprise, boulevard Melot. Le groupe grossissant, afin de produire un quotidien de bonne qualité, il décidera dès 1985 de déménager son imprimerie dans le zoning de Rhisnes, à la sortie de la capitale wallonne, à deux pas de l'E42.
Là aussi, l'outil sera ultramoderne, quoique moins à la pointe que celui de Rossel, qui lui est postérieur. Comme il s'agissait d'un gros investissement pour le groupe, celui-ci promettra de chouchouter ses rotos de Rhisnes au maximum. En 1998, il réussira même à y attirer l'éphémère quotidien Le Matin, héritier de la presse socialiste, que ses initiateurs n'envisagèrent pas une seconde de faire imprimer sur feues les presses bruxelloises du journal Le Peuple, ni sur celles du défunt carolo Journal et Indépendance, ou sur les rotos liégeoises, tout aussi RIP, de La Wallonie. Cette épopée, toutefois, sera de courte durée. En avril 2001, la nuit emportera définitivement Le Matin.
… à la réalité d'un dépouillement
En 2007, l'évêque de Namur cède les Éditions
de L'Avenir au groupe de presse flamand Corelio (actuel Mediahuis). Dans les négociations, tout est fait pour que le Centre d'Impression de Rhisnes, fleuron namurois, soit conservé. Hélas, malgré une forte opposition du personnel ainsi que des soutiens politiques (1), le nouvel actionnaire imposera que le titre sorte désormais de ses propres presses, situées à Grand-Bigard, dans la banlieue de Bruxelles. Pour L'Avenir, c'est un déchirement et le début du grand écartèlement entre son lieu de production intellectuelle et celui de sa production matérielle, où quelques ouvriers wallons se retrouveront noyés parmi une masse de travailleurs flamands.
La séparation sera douloureusement vécue, notamment par la rédaction, qui aura l'impression de voir son outil de travail lui échapper.
En 2018, nouveau changement. Quelque temps après avoir vendu les Éditions
de L'Avenir à Nethys, Corelio arrête la production du titre namurois. Une bonne nouvelle pour un retour à Rhisnes ? La chose est devenue impossible. Vers L'avenir confirmera alors son statut de quotidien errant. Où se faire imprimer ? Nethys penche pour Rossel-Nivelles, qui lui fait des yeux doux. Le nombre d'exemplaires papier des journaux du groupe Rossel commençant sérieusement à baisser, l'entreprise cherche à rentabiliser ses machines. Pour ce faire, l'arrivée de L'Avenir serait du pain béni.
Afin de garantir une indépendance dont elle a bien besoin face aux diktats de Nethys, la rédaction, elle, souhaiterait plutôt se faire imprimer à Charleroi chez Europrinter. La question sera âprement discutée avec un repreneur potentiel des Éditions
de L'Avenir, le groupe IPM, qui a, lui aussi, sa propre imprimerie. Finalement, le journal namurois partira à Nivelles. Et le Centre d'Impression de Rhisnes, dont on était si fier, deviendra un lieu de self-stockage et un garde-meubles propriétés de la société Lock'O…
Le vrai dételage
Ce deuxième exode de L'Avenir se différencie du premier : en allant à Grand-Bigard, l'impression du titre était restée dans le giron de son entreprise propriétaire. En déménageant à Nivelles, l'impression passe en quelque sorte "à l'ennemi". Ce moment marque un tournant dans le processus de concentration de l'impression en Belgique francophone, au détriment de l'indépendance d'une production des journaux liée aux entreprises auxquelles ils appartiennent.
En 2020, IPM finalise son rachat du groupe L'Avenir. Comme il possède ce titre, qui diffuse à plus de 60.000 exemplaires papier par jour, il va sûrement le faire imprimer chez lui, à Anderlecht, dont une des deux rotatives est à l'arrêt, suite à la baisse des ventes papier de La Libre et de La DH. Eh bien, non. Le contrat liant des Éditions de L'Avenir à Rossel Printing oblige le quotidien namurois à s'imprimer dans une ville qui n'est (même pas) la capitale du Brabant wallon.
À
Bruxelles, IPM Press Print (ex-Sodimco) continuer de se contenter d'éditer les deux titres bruxellois du groupe IPM. Alors que le titre amiral de IPM, c'est-à-dire celui qui vend le plus d'exemplaires, est produit "en face" (puisque, depuis le rachat de L'Avenir par IPM, il ne reste plus que deux groupes de presse en Belgique francophone).
Trois ans plus tard, en novembre 2022, un plan d'économies est imposé à ses titres par la direction de IPM, qui a entretemps racheté LN24. Un de ses axes est d'arrêter la publication de ses journaux bruxellois dans sa propre imprimerie, et de désormais tout faire produire chez Rossel, qui ne demande que cela. Dans un premier temps, il est question de totalement démanteler IPM Print Press. Par la suite, notamment pour des raisons sociales, on décidera d'arrêter seulement le travail de nuit, lié à l'impression des quotidiens et particulièrement coûteux. Mais de conserver à Anderlecht des activités en journée, dont l'impression des suppléments des titres du groupe IPM. Quelques ouvriers de l'imprimerie bruxelloise seront aussi reclassés chez Rossel, où ils veilleront à l'édition des journaux de IPM.
Avantages…
Sur le plan économique, la solution retenue est sûrement avantageuse. Commandées en 2005, les rotatives de IPM Print Press ne sont plus de première jeunesse, et demandent révisions et ajustements. Mais, surtout, bloquer du personnel et du matériel de ce type (Goss Universal 75) pour imprimer deux fois une vingtaine de milliers d'exemplaires par soir devenait fort cher. Afin de continuer à vendre des exemplaires papier, externaliser la production s'avérait plus économique. Et ce d'autant que Rossel est à la recherche de commandes lui permettant de produire davantage chaque soir que ses propres journaux (déjà évoqués plus haut, auxquels il faut ajouter L'Écho et Grenz-Echo). De quoi satisfaire les deux groupes de presse qui se partagent désormais le marché.
… et inconvénients
Mais on ne peut mettre de côté le fait que ce rassemblement de toute la presse en un seul lieu de production ne va pas aider à réduire le taux de concentration dont souffre déjà le secteur. À
l'oligopole que représente l'existence de seulement deux acteurs de presse pour toute la Belgique francophone, Rossel
et IPM, s'ajoute désormais un monopole, celui
de l'impression, que se réserve seul l'éditeur de la rue Royale.
L'économie classique redoute que l'existence d'oligopoles n'encourage les ententes, au détriment de la concurrence. Le monopole, lui, laisse les mains libres au seul acteur présent sur le marché. Rossel Printing pourrait-il demain imposer à IPM des prix tels que les titres de ce dernier soient mis en danger ? L'hypothèse pourrait être envisagée, mais en tuant son concurrent, Rossel serait-il réellement gagnant ?
La situation oligopolistique du secteur de la presse peut impliquer que, tout en se faisant concurrence, les deux groupes aient (tacitement ou non) conclu un pacte de non-agression, plus bénéfique pour eux qu'un affrontement économique direct. La Presse.be, l'association des éditeurs de presse, lieu de concertation et d'action commune, pourrait être la plateforme rêvée pour ce type d'engagement commun.
Il ne faut aussi pas perdre de vue qu'il existe toujours entre les deux opérateurs des terrains de concurrence. Ainsi, dans le domaine de la presse, c'est aujourd'hui d'abord entre Sud-Info et L'Avenir que se manifeste la compétition entre les groupes. Dans le créneau des hebdos, Soir Mag et Ciné-Télé-revue bataillent avec Moustique et Télé Pocket. Etc.
IMPRIMER, CELA NE COMPTE PLUS
Ce monopole d'impression est aussi le signe du désintérêt progressif des groupes pour l'édition papier. Si jadis la possession de presses était indispensable à l'identité et la liberté d'un titre, cette période semble révolue puisque le véritable terrain de combat est désormais le digital, et non plus le produit physique. Sauf que, pour L'Avenir, la vente de journaux papier est essentielle. Sans elle, ce journal serait déjà mort. Et, mis à part pour les quality paper, les exemplaires papier jouent toujours un rôle important.
Ce qui relance l'interrogation sur la concentration de l'impression. On y répondra que cela ne date pas d'hier. Dans les grands pays, l'impression des journaux nationaux se fait aux quatre coins de la nation, sur des presses qui n'appartiennent pas aux titres qu'elles impriment. En Flandre, une seule imprimerie, appartenant à une entreprise de presse, édite déjà les titres de son seul et unique concurrent. Et l'irrépressible rouleau compresseur de loi de la concentration économique touche d'autres pays d'Europe…
LIBERTÉ
DE PRESSE ET INDÉPENDANCE
ÉDITORIALE
Mais, derrière tout cela, n'oublie-t-on pas que, historiquement, "les presses" étaient le garant de la liberté et de l'autonomie de "la presse" ?
"La presse" est aujourd'hui un substantif et un article qui circonscrivent, à eux seuls, tout un univers. Alors que, à l'origine, ils ne désignaient qu'un objet : une "machine composée de deux parties se
rapprochant sous l'effet d'une force mécanique, hydraulique ou
électrique pour exercer une pression sur ce qui est placé entre elles
afin d'en extraire un liquide, d'en diminuer le volume, d'en assurer le
poli ou le maintien ou d'y laisser une empreinte quelconque" (2).
La banalisation du mot "presse" a fait perdre de vue que son sens premier était ce que montre l'illustration ci-contre : un objet destiné à "presser". Et qui, à partir de cela, a été utilisé pour presser des caractères d'imprimerie encrés contre une feuille de papier. La presse est ontologiquement associée aux notions de "journalisme", "information", médias" qui en découleront ensuite ainsi que, bien sûr, à celle de "journal". Jusqu'à devoir, un jour, utiliser le pléonasme "presse écrite" pour distinguer la presse imprimée de celle qui ne l'était pas. D'ABORD : LA LIBERTÉ
D'IMPRIMER
La référence à l'objet "presse" est tellement importante que c'est à elle que les sociétés libérales accorderont, au tournant du XIXe, une liberté fondamentale : "la liberté de la presse".
Lorsque, pionnière en la matière, la Suède légifère dans ce domaine dès 1766, elle intègre dans sa Constitution un "droit de la presse" qui interdit toute limitation du "droit de publication". (3). La liberté de la presse est d'abord considérée comme le droit de pouvoir publier, c'est-à-dire d'imprimer, sans contrainte.
En 1791, on trouvera la même notion, dans un sens plus étendu, dans le Premier amendement de la Constitution américaine : « Congress shall make
no law respecting an establishment of religion, or prohibiting the free
exercise thereof; or abridging the freedom of speech, or of the press ». La liberté d'expression est ici associée à la liberté de la presse, c'est-à-dire au droit d'imprimer (et de diffuser) (ce que l'on a exprimé).
L'article 25 de la Constitution belge s'inscrira dans la même perspective. En affirmant que "La presse est libre; la censure ne pourra jamais être établie", il proclame la liberté d'édition et d'impression.
L'exercice de cette liberté implique de disposer d'outils techniques. La diffusion des publications croissant en nombre et en quantité, les "presses" deviendront de plus en plus imposantes. On en viendra ainsi, à partir du XIXe siècle, à parler d' "entreprises de presse", sociétés privées qui possèdent des machines de presse, appartenant à des "entrepreneurs de presse" de plus en plus puissants. L'évolution technologique, la mise au point des rotatives, puis des linotypes, ne feront qu'accroître la taille de cet outil sans lequel les opinions et les informations seraient restées virtuelles, et non couchées sur le papier. Jurgen Habermas a clairement décrit cette évolution dans son ouvrage L'Espace public (4).
LA FIN DE "LA" PRESSE
Dans un monde tenant à sa liberté d'expression, il est évidemment essentiel que chaque entreprise dispose de l'objet lui permettant d'imprimer. Les "entreprises de presse" concentreront en leur sein l'ensemble des stades de la production du "journal", et l'imprimerie y occupera une place essentielle.
À
ses côtés, l'atelier de composition sera en lien direct avec la rédaction, le travail des linotypistes permettant le passage du manuscrit rédigé par le journaliste au texte en plomb qui pourra ensuite être placé sur la rotative. Les bâtiments de l'entreprise hébergeront donc aussi l'énorme machinerie permettant la production du journal papier. Et chacun de rivaliser de fierté à son propos.
Ainsi battait le cœur de médias pour lesquels la liberté de s'exprimer allait de pair, comme dans les Constitutions, avec celle de propager cette expression par voie d'impression, c'est-à-dire "par voie de presse". Partant de l'outil permettant l'impression, le terme "la presse" désignera finalement tout le secteur qui la concerne, allant jusqu'à identifier ceux qui en rédigent les contenus. Les journalistes sont ainsi devenus "La presse" parce que leurs textes prenaient vie lors de leur impression.
De nos jours, cette assimilation d'une industrie à une de ses composantes n'a pas disparu. On dit toujours "Ces messieurs de la presse", on parle de "revue de la presse", de "carte de presse". Et on se bat toujours pour "la liberté de la presse".
Mais, sur le terrain, que reste-t-il de cette identité d'un titre liée à sa machinerie d'édition ? Le journalisme est désormais bien loin des presses. Et celles-ci ne sont plus les lieux de l'affirmation de la liberté d'un titre à écrire ce qu'il estime utile, pertinent, et socialement signifiant.
Au sens premier du terme, "la liberté de la presse" se réduit à mesure que se confirment les monopoles d'impression. Pour la maintenir, peut-être faudrait-il trouver un autre nom…
Frédéric ANTOINE .
(1) www.cairn.info/revue-courrier-hebdomadaire-du-crisp-2006-19-page-5.htm
(2) www.lalanguefrancaise.com/dictionnaire/definition/presse
(3) www.larousse.fr/encyclopedie/divers/libert%C3%A9_de_la_presse/186001
(4) Jurgen Habermas, L'espace public, Paris, Payot, 1988.